'^-y>'>'^-i ^ / 7 //^ Digitized by the Internet Archive in 2011 witii funding from University of Toronto littp://www.archive.org/details/parisanecdoteOOpriv PARIS ANECDOTE BLOT ET FILS-AIÎIE, IMPRIMEURS, RDE DLEUli, PARIS ANECDOTE LES INDUSTRIES INCONNUES LA CHILDEBERT. — LES OISEAUX DE NUIT LA VILLA DES CHIFFONNIERS VOYAGE DE DÉCOUVERTE DU BOULEVARD A LA COURTILLE, PAR LE FAUBOURG DU TEMPLE PARIS INCONNU AILEX. PRIT AT » A]»OIiESIOIVT PARIS A. DELAHAYS, LIBRAIRE-ÉDITEUR 4-6, RUE CASIMIR-DELAVIGNE B5îLIOTH£CA r-,.0 PARIS ANECDOTE LES INDUSTRIES INCONNUES I. LA LOUEOSE DE VOITURES A BRAS ET SA REMISE. LE FABRICANT d'aSTIGOTS. Ne VOUS est-il point arrivé, en vous promenant dans Paris , un jour de fôte , par exemple, de vous demander comment toute cette population peut faire pour vivre? Puis, vous livrant m.entalement aux douceurs de la statistique, cette science si chère aux flâneurs et aux savants , si vous avez calculé combien la grande cité contient de maçons, de rentiers, de charcutiers, d'avocats, de charpen- tiers, de médecins , de bijoutiers, de forts de la halle , de banquiers, en un mot d'hommes exerçant au grand jour, par devant la société et la loi, des professions avouées et inscrites dans le diction- naire de l'Académie, n'avez-vous pas toujours trouvé des masses énormes de gens auxquels vous — 6 — ne pouviez assigner aucun état , aucun emploi , aucune industrie ? Eh bien ! tous ces gens-là composent la grande famille des existences problématiques, que, suivant les statisticiens patentés , MiM. Parent Duchatelet, Moreau Jonnès , Frégier, on évalue à soixante- dix mille ; c'est-à-dire que chaque malin il y a à Paris soixante- dix mille personnes de tout âge qui ne savent ni comment elles mangeront, ni où elles se coucheront. Et cependant tout ce monde-là finit par manger ou à peu près. Comment font-elles? C'est leur secret, secret souvent ter- rible , que divulguent les tribunaux. Mais nous n'avons rien à dire des classes dan- gereuses ; nous laissons aux hommes sérieux le soin d'en parler dans de gros livres que personne ne lit, mais que rAcadêmie couronne. ÎNous ne vou- lons que vous donner une idée de l'esprit ingé- nieux du t^arisien , en passant en revue la race pauvre , laborieuse , intelligente, qui à su se créer une industrie honnête répondant aux divers be- soins du public. Dans nos excursions à travers le douzième ar- rondissement , nous avons vu des choses si sur- prenantes , que nous n'avons pu résister au désir de les livrer à la curiosité des lecl(?urs. Ils verront — t — que bien desgeiis entreprennent 'do loilg? voy&g'és, des courses périlleuses , pour trouver des cftOSéS extraordinaires, lorsqu'à ïeiit- porte, à unie cid\l«e d'omnibus de leur foyer, le nouveau, lébi^rrè, l'extraordinaire , se rencontrent à chaque pas. 1 Les mœurs patriarcales de l'âge d'or, la finéssb du sauvage , la naïveté du nègre de là côte de Guf- née, sont des choses communes. Levaillant, le ca- pitaine Cook, Pténé Cailliô , n'ont rien observé dé plus curieux dans leurs voyages aux pays sans nom que ce que nous avons vu dans certains quar- tiers de Paris. Il existe derrière le collège de FrâïUcé , entre la bibliothèque Sainte-Génevièvé , les bâtîmeilts de l'ancienne école normale » le collège Sainte- Barbe et la rue Saint-Jean-de-Latran, tout un gros pâté de maisons connu sous le nom de Mont- Saint-Hilaire. Ce quartier ressemble beaucoup à un gigantesque échiquier : il est tout emmêlé de petites rues sales et étroites, qui se coupent à; angle droit, et forment de tout petits carrés de maisons adossées les unes aux autres. Dans cet îlot, long d'une centaine de mètres sur quarante de large, on trouve une dizaine de rues toutes vieilles, noires et tortueuses. Le Mont-Saint-Hi- laire est le point culminant de ce qu'on est con- — 8 — venu d'appeler le quartier latin ; c'est rextrôme limite du pays de la science et de la montagne Sainte-Geneviève, dont il est séparé par une rue et quelques maisons. Mais quelle différence de mœurs , de population et d'industries ! Car Paris a cela de merveilleux, que les habitudes de la population d'une rue ne ressemblent pas plus à celles des habitants de la rue voisine que les mœurs du Lapon ne ressem- blent à celles des peuples de l'Amérique du Sud. Vous tournez un coin de rue , et l'aspect change, la population aussi. Les goûts , la manière d'être , les travaux , les industries , rien ne se ressemble. Les habitants de la rue Meslay sont aussi diffé- rents de ceux de la rue Saint-Martin que les mœurs douces des petits rentiers de la rue Copeau diffèrent des coutumes bruyantes de leurs voisins de la rue Mouffetard. Un étranger qui aurait passé un jour dans la rue du Croissant sans en sortir, qu'on enfermerait dans une voilure pour lui faire faire un long détour et le déposer dans la rue du Sentier, ne croirait jamais que ces deux rues correspondent ensemble. C'est ce qui fait l'incomparable supériorité de Paris sur toutes les villes du monde. C'est cette physionomie multiple qui captive tous les gens qui ont vu notre bonne ville. C'est ce kaléidoscope continuel qui charme tant l'observateur et met un si profond regret au cœur de tous ceux que leurs affaires forcent à quitter notre vieille cité. Faisons un tour sur les hauteurs de TUniver- sité, et nous y trouverons deux quartiers jumeaux, les Monts Sainte-Geneviève et Saint-Hilaire. Au- tant la Montagne-Sainte-Geneviève est bruyante , criarde, tapageuse, flâneuse, déguenillée, autant son voisin, le Mont-Saint-Hilaire, est calme, tran- quille, laborieux et propre. Les maisons sont aussi vieilles , aussi tremblottantes , d'un côté que de l'autre; mais celles du Mont-Saint-Hilaire ont un aspect vénérable qui leur donne l'air de bons vieil- lards, tandis que les autres font l'effet de vieilles femmes ivrognesses titubant sur leurs jambes amaigries. Les derniers reflets de la truanderie s'aperçoivent encore à la Montagne-Sainte-Gene- viève. Les ombres sévères des vieux scolastiques semblent planer incessamment sur le Mont-Saint- Hilaire , à l'ombre des grands murs de tous les établissements scientifiques accumulés dans ce petit coin de Paris. L'enfant de la première prendra une hotte de chiffonnier, pour contenter ses goûts de bohème et vaguer constamment dans les rues ; ou bien il — 10 -- choisira un métier bruyatit pour chanter on chœur, se disputer, et faire le lundi en nombreuse compa- gnie. Celui du second choisira une proression tranquille, sans marteau, qu'il pourra exercer en chambre. L'un sera débardeur, porteur aux hal- les, garçon marchand de vin , servant de maçon ; Tautre sera relieur, cordonnier, fabricant de boî- tes et de menus objets en carton. En un mot , ce sont presque deux peuplés de race et de nature différentes. Le Mont-Saint-Hilaîre appartient tout entier à ces petites industries inconnues qui, en le faisant vivre, donnent à l'ouvrier la liberté et l'indépen- dance. L'esprit ingénieux et libre de l'enfant de iParis s'y est développé sous toutes ses faces. La petite fabrique y a pris des développements exces- sifs. Toutes les maisons renferment des inventeurs auxquels il ne manque qu'un plus grand théâtre pour devenir célèbres. C'est le véritable micro- cosme du génie humain. Le fondateur des bouti- ques de galette sur le boulevarl, le précurseur du brillant pâtissier du Gymnase, le fameux M. Coupe- Toujours, qui a laissé de si solides souvenirs à tous les estomacs sexagénaires, l'homme qui du- rant vingt ans a occupé toutes les bouches de la république, du premier empire et de la restau- — 11 — ration , était originaire du Moht-Saint-Hiîaire. Il a fait une immense fortune à vendre des parts de galette à un sou, sur le boulevard Sàînt-Martin. Aujourd'hui Tastrô du Gymnase a fait pâlir son étoile. Il n'y a plus guère que quelques familles du Marais qui se souviennent de cette gloire dé- chue , et qui font encore venir, aux grands jours de galas, les jours de cidre et de marrons, le gâ- teau , si cher aux enfants de Paris ^ de la modeste boutique de cette ancienne renommée. Les gamins elles grisettes de notre temps dédaignent sa pâte feuilletée. M. Napoléon Richard, l'inventeur du café avec petit verre à deux sous la demi-tasse^ vulgairement connu sous le nom d'Estammet des pieds humides y était également un enfant de ce quartier. M. Coupe-Toujours avait fait ses études au fameux Puits-Certain, au coin dé iarue Saint- Jean-de-Beauvais, une des plus vieilles maisons de pâtisserie du monde, car sa renommée remonte au quatorzième siècle, et ses pâtés chauds sont en^ core aujourd'hui aussi en vogue qu'au beau temps de nos aïeux. Jamais les propriétaires n'y passent plus de dix années pour faire fortune. Jugez, d'après cela, de la prodigieuse quantité de pâtés au veau et au jambon que doivent consommer les estomacs p^isiens. — 15 — Lorsqu'un homme d'une ville de province a fait fortune à Paris en vendant n'importe quoi, en exerçant n'importe quelle profession, tous ses compatriotes s'empressent de l'imiter ; ils embras- sent cette profession ou vendent ce n'importe quoi. Le premier Auvergnat qu'a vu Paris y a dû ra- masser des écus en vendant de la vieille ferraille , et le premier Normand en achetant des vieux habits, vieux galons. Depuis ce temps, temps im- mémorial , tous les Auvergnats sont marchands de ferraille et tous les Normands brocantent de vieux habits. La grande révolution de 1789, en changeant la population du Mont-Saint-Hilaire, qui était alors occupé par les étudiants des diverses Facultés , y a porté des ouvriers. L'un d'eux a fait ses affaires, comme on dit aujourd'hui, en inventant un petit commerce de détail. Depuis ce temps, tous les enfants du quartier veulent aussi inventer quelque chose, pour faire leurs affaires, comme les in- venteurs de la galette et du café à deux sous. Cela se comprend : l'homme, en apparence, n'est qu'un singe perfectionne, beaucoup plus méchant, plus traître, plus laid, mais infiniment moins malin que le singe, quoi qu'en dise Buffon, et même Boileau. — 13 — Après avoir visité la Montagne-Sainte-Gene- viève en tous sens , quelques membres de la com- mission du douzième et moi, nous nous pro- menions dans ces rues calmes , mais affreuses , comme dans un oasis. Nous éprouvions ce bien- être que doit éprouver tout voyageur, après avoir été aveuglé , étouffé , presque englouti par les sables du désert, en arrivant à la fontaine , sous un bosquet d'arbres parfumés, verdoyants , plein d'ombre , de silence et de fraîcheur. Nous nous sentions heureux , nos poitrines étaient moins op- pressées , la vie revenait ; nous retrouvions enfin les hommes, la civilisation, l'existeuce. Notre tâche n'était pas remplie : nous devions visiter encore quelques uns de ces logements , voir les habitants, les interroger. A la premicre maison , nous remarquons celte enseigne : M™« Lecoeur, loueuse de voitures a BRAS. Les I'REnd e^ resiise. Une remise de voilures à bras! c'était assez cu- rieux pour des touristes : nous entrâmes. Figurez-vous une grande cour entourée de hangars, encombrée de roues, de boîtes, d'es- sieux, de bâches. Ces boites, longues de 1 mètre 40 centimètres , étaient les voitures. M"^'^ Lccœur ^ u _« est une femme de trente ans, grande, grasse, brune, tout à fait désirable , qui rit plus souvent qu a son tour, pour montrer des dents éblouis- santes. Elle a de jolies mains, de jolis pieds, de beaux yeux, des bras superbes, qu'elle fait voir avec une complaisance à nulle autre pareille. Elle aime à causer, surtout avec les messieurs bien. En moins d'un quart d'heure elle nous avait confié tous les secrets de son industrie. Elle loue les charrettes pour déménagements cinq sous l'heure, et les charrettes des quatre saisons dix sous la journée. Ainsi il est très rare que les petits marchands passants, criant les légumes dans la rue , soient propriétaires des petites voitures qu'ils poussent devant eux; géné- ralement ils les louent. Lorsque par hasard ils ont assez d'avances pour se procurer un numéro , ils remisent la nuit chez la belle M™« Lecœur. Cette location se fait à forfait. Si le marchand sort à trois ou quatre heures du matin pour aller à la halle, il paie un sou de plus par jour; s'il ne vient qu'après le soleil levé , il ne paie que deux francs vingt-cinq centimes par mois , ou six liards par jour. Comme nous nous récriions sur ce prix exor- bitant de cinq sous l'heure , M™^ Lecœur , qui , — 15 — quoique riant toujours à belles dents , a cependant réponse à tout, nous dit : « Comment ! cinq sous l'heure , c'est trop cher! Ah bien! mais c'est dans rinlérêt des sa- voyards : ça les empêche de flâner, et ça contente les pratiques. — C'est très bien pour des bourgeois; mais ces pauvres revendeurs, leur faire payer dix sous par jour une chose qui vous coûte peut-être vingt francs une fois confectionnée ! — Oui ! mais vous ne comptez pas les patentes, les numéros et les fourrières. Et puis ces mar- chands-là font les /?a/ze5 (pauvres) ; mais il ne faut pas les croire: il n'y en a pas un qui ne mette de côté au moins une pièce de trente sous tous les l'ours! » Comme nous voulions calculer à peu près ses bénéfices journaliers , elle nous dit : « Oh ! je n'y vais pas par quatre chemins : le remisage des autres me paie mes frais au bout de Tannée. Quant à mes cinquante voitures, elles rapportent chaque soir à la maison leurs petites trois pistolos et demie , comme disent les chara- bias. Quand j'en aurai une centaine, et cela ar- rivera avec du temps et de réconomie , je pourrai marier mes filles, s'il m'en vient jamais. » — IG — Comme nous nous étonni':>ns des bénéfices énormes de M"^*' Lecœur. « Qu'est-ce que c'est qi»^ cela, nous dit-elle, auprès de ce que gagne la mère Brichard? Vous (TOUS étonnez de ce qu'une femme seule gagne sa vie! La mère Brichard a son mari, ses garçons, qui, loin de l'aider, lui coûtent les yeux delà tête. Malgré ça, elle gagne de l'or, et sa fille Annétte est un bon parti : elle pourrait la marier avec un avocat; mais elle aime mieux la faire travailler, et lui acheter une bonne place à la halle le jour qu'elle la mariera à quelque bon ouvrier, qui de ce jour-là se croira rentier et se fera nourrir par sa femme. Il esta remarquer, en effet, que dans cette classe la majeure partie des hommes mariés à des mar- chandes ou à de bonnes ouvrières ne font rien ou presque rien. C'est à peine s'ils aident leur femme dans ses travaux; ils passent leurs journées lu cabaret, à godailler, se grisent, rentrent ;hez eux toujours entre deux vins. Les malheu- reuses femmes se trouvent encore heureuses lorsque, sur une observation, ces hommes biutaux ne répondent pas par des voies de fait , qui finis- sent presque toujours à la police correclionnellfi ou sur JAs bancs de la cour d'assises. Pour ces — 17 — femmes, le prototype de rélégance, de la distinc- tion , de Tcsprit , est Tavocat , soit à cause de la cravale blanche inhérente à cette, classe de ci- toyens , soit à cause de la robe noire et de la parole à Theure, qui ont encore beaucoup de pres- tige sur ces imaginations. Cependant Finfluence du barreau est contrebalancée par celle du phar- macien , qui est le ne c plus ultra de la science et du savoir; il leur apparaît dans son officine , en- touré de bocaux verts , rouges et bleus , comme un espèce de magicien , de mire du moyen âge. M™« Lecœur voulut bien s'offrir pour nous conduire chez la mère Brichard, sa voisine. En sortant de sa maison, nous rencontrâmes un vieillard rouge en couleur, une véritable trogne de pèr^ Trinquefort^ un amant de la dive bou- teille, comme on disait jadis ; un ami delà treille, cpnamç disent encore les guinguetliers. M"*'* Le- cœur le f alua l^gèreraent de la main. Le père Salin, c'est son jQom, répondit à ce signe amical par la plus profonde révérence. Nous avons su depuis qu'il était son locataire, car M'"® Lecœur esi prin- cipale de la maison dont sa remise occupe la cour, Elle a, comme on voit, plusieurs cordes à son arc; aussi emploie-t-elle une femme de ménage à six francs par mois. 2 — 18 — « Que fait M. Salin? demanda M... — Oh ! il n'est pas au bureau de Tassislance publique! (Être au bureau est une honte pour un homme, dans ces quartiers de travailleurs.) C'est un homme qui gdigne joliment sa vie : il est Fabricant d'Asticots. Nous avouons que nous ne nous y attendions pas. Cette industrie nous parut exorbitante. Le fabricant d'asticots dépassait de cent coudées notre imagination. Nous craignions de n'avoir pas bien entendu, mais certainement nous ne comprenions pas. Il nous fallait une explication. « Fabricant d'asticots! dis-je avec surprise. — Mais oui... Vous savez bien ces petits vers qui servent à pêcher. — Je sais. Mais comment les fabrique-t-il ? — Ah voilà! Ce n'est peut-être pas très pro- pre , cet état-là, mais on y gagne sa vie. Il y a à Paris plus de deux mille pêcheurs à la ligne, beaucoup de gamins et pas mal de bons bourgeois établis ou retirés des affaires. Le père Salin a fait connaissance avec ceux-ci sur le bord de l'eau. Il leur fait des asticots pour amorcer toute Tannée. Pour cela il a loué tout le haut de la maison, un ancien pigeonnier. Il y met macérer des charo- gnes de chiens et de chats que lui fournissent les — 19 — chiffonniers. Quand c'est en putréfaction^ les vers s'y mettent; le père Salin les recueille dans des boîtes de fer-blanc qu'on nomme calottées^ et il les vend jusqu'à quarante sous la calottée. Vous voyez que ce n'est pas bien malin à fabriquer. Mais dame ! il faut un fier odorat pour faire ce mé- tier-là! T^^î ie monde ne le pourrait pas. Aussi ses journées sont-elles très bonnes au commen- cement de la saison : il ne gagne jamais moins de dix à quinze francs par jour, et tout le reste de l'année sept à huit francs. Mais ça n'a pas d'or- dre, ça aime trop à lever le coude (boire). — Cependant, lorsque les eaux sont hautes, on ne pêche guère; il doit souvent chômer pen- dant l'hiver? — Au contraire, c'est son meilleur temps, par- ceque alors il élève des vers pour les rossignols , ce qui est un excellent métier, dont il a presque le monopole. C'est propre, c'est facile, cela rapporte beaucoup. Il suffit de prendre de la recoupe (pe- tit son), qu'on mêle avec de la farine et de vieux morceaux de bouchons ; on les laisse couver dans de vieux bas de laine , et les asticots rouges nais- sent tout seuls. Cela se vend dix sous le cent. Gé- néralement les amateurs de rossignols sont de vieilles femmes riches et des bourgeois qui ont — 20 - dejs mptier^ trancjuilles : les bouquinistiBS, |es re- lieur?, ^es tailleurs à façon. Tous ces gens-là paient bien et comptant : il suffit donc d'avoir une dizaine de pratiques possédant chacune trois ou quatre oiseaux pour vivre bien à son aise et payer une femme de ménage. S'il n'aimait pas tant la boisson, le père Salin pourrait être propriétaire tout comme un autre ; mais il mourra à l'hôpital, il est trop artiste. » J 21 — H. UN MOT SUR LES ARTISTES POPULAIRES. — LA CUISEUSE DE LÉGUMES. — UN RENTIER A CINQ FRANCS DE CAPI- TAL. — LE TZIGAN MUSICIEN. Nous VOUS avons conduit dans un monde étran- ge, que vous ne connaissez pas , dont vous com- prenez à peine le langage, car ce moiide-là a un lexique à lui, des mots qui lui appartiennent en propre, et nous vous en devons l'explication tou- tes les fois qu'ils se présenteront sous notre plume. Il est trop artiste ! a dit M™® Lecœur. Etre artiste veiitdîre ici : jeter l'argent par les fenêtres, le dépenser à tort et à travers sans compter , boire dc-ci et de-ià, courir la fillette, chanter, rire tou- jours, en un mot être un gai boute-en-train, un enfant dé la joie, un Roger Bontemps. En effet, dans ces quartiers, on ne connaît, en fait d'artistes, que les pëiritres en décors de boutiques et les mu- siciens cl'brclièstres de barrières, gens engendrant le moins qu'ils peuvent la mélancolie et ne cra- chant pas du tout sur le jus de la treille. Ils i,a- gnent facilement leur vie, ils travaillent le moins possible, ils sont passablement payés! aussi clc- 22 pcîisent-îls leur argent beaucoup plus vivement qu'ils ne le gagnent. Braves gens au demeurant, cœurs loyaux, tou- jours prôts à rendre service à tout le monde indis- tinctement; bons, charitables, mais flâneurs, pa- resseux avec délices; ne refusant jamais une par- lie de plaisir, en proposant toujours, ils ont le mot pour rire et ils chantent agréablement la romance égrillarde et la chanson bachique. Ils sont très aimés du peuple , parcequ'ils sont bons drilles et passent pour des farceurs qui n'ont pas froid aux yeux. La plus belle partie du genre humain les estime fort, car, après tout, ils forment la haute aristocratie des classes laborieures. Ils ne sont pas encore bourgeois, ils ne sont déjà plus ouvriers ; ils se trouvent sur l'extrême limite, et servent pour ainsi dire de chaînon pour relier les deux castes. Ils sont indépendants, libres et fiers; ils n'ont ni patrons ni bourgeois, ce qui est beau- coup. Nous avons rencontré dans ce monde-là des vertus louchantes, des délicatesses exquises. Lais- sez-nous vous raconter l'histoire du chef d'orches- tre du Ihéûtre de M. Morin. Cet homme est âgé de cinquante et quelques années ; c'est un petit 7ieillard, au visage triste et réfléchi, plein de ré- — as- signation. L'œil est doux et intelligent ; on voit que cet homme pense et qu'il est bon. Il est tou- jours vêtu de noir ; ses habits, quoique vieux, sont d'une propreté militaire. Il fait peu de gestes , il parle bas et semble écouter avec plaisir son inter- locuteur, tout en donnant audience à ses pensées. Il est d'une politesse méticuleuse ; il a plutôt l'air d'un homme de chiffres et de calcul que d'un homme d'inspiration. Il est né en Sa- voie ; il se nomme Brosset. Il partit de son pays à l'âge de huit ans pour venir chercher fortune à Paris; il était avec son frère. Ils jouaient de la vielle, en demandant un petit sou , le long de la route. Après un voyage qui dura bien long-temps, hélas ! pour de pauvres petites jambes de dix ans , ils entrèrent dans la grande ville. Là leur sort devait changer, car, à peine la barrière fran- chie, la première chose qui se présenta à leurs yeux était un portefeuille bien ventru, bien re- bondi, aj int tous les airs d'un meuble de bonne maison. Nos deux petits Savoyards s'empressèrent de cacher leur trouvaille à tous les yeux ; retirés dans un coin, ils l'examinèrent : il contenait dix beaux mille francs en billets de banque, et d'au- tres papics, tels que lettres de change, billets à ordre, etc., etc., et toute la série des papiers tim- — u -^ brés paraphés de noms goîval)les. — Ali! mon Dieu! s'écria Brosset, ausbilôt qu'il cul apprécié la valeur de sa trouvaille, il doit être bien mal- heureux celui qui a perdu un pareil trésor! II faut le retrouver et lui rendre son bien. Les deux frères ne prirent aucun repos qu'ils n'eussent trouvé le propriétaire du portefeuille ^erdu., C'était un riche commerçant. Ce beau trsiit de probité le toucha; il prit les deux enfants, leur fit faire des études, apprendre la musique, et leur procura ainsi tous les moyens de gagner honora- blement leur vie. Il ne voulut pas que ce trait de- meurât inconnu; il le fit raconter dans tous les journaux du temps, en citant l'âge et les noms des deux frères. Brossét depuis lors eut bien des succès, car il est excellent musicien ; il à couru la monde d'un bout à l'autre, mais il a toujours conservé le journal qui relate ce fait, encadre dans sa chambre , parceque , dil-il , il lui rappelle le temps de sa misère et le souvenir de la recon- naissance qu'il doit à son bienfaiteur. Malheureu- sement, le nom de ce dernier nous échappe ; nous ne pouvons l'accoler ici à celui de l'obligé. Ainsi le père Salin est artiste par la seule rai- son que, sans boutique, sanspalente, sans frafs, il gagne sa vie sans avoir besoin de personne, et — 25 — qu'il vit tout à fait à sa guise, se renfermant dans sa spécialité. Nous arrivâmes chez la mère Brichard. Sa bou- tique est un immense fourneau : figurez-vous deux bassines gigantesques où Ton pourrait faire cuire un bœuf entier avec ses cornes et ses autres agré- ments ; une cheminée comme on n'en voit plus que dans les provinces les plus éloignées, et, au milieu de tout cela, M™° Brichard et sa fille, M^^^ Annette. L'une préside à la cuisine, l'autre à la vente des artichauts. La mère Brichard est une femme de quarante-cinq ans environ, grosse, ronde, courte, un type de bœuf de labour, de cheval de trait. Elle est active, remuante, tou- jours en mouvement; elle va, vient, crie, rit, parle, chante, travaille, tout cela à la fois; elle ne perd pas un moment et dit cinquante paroles de trop à chaque phrase. Sa fille, M^^® Annette, est blonde, jolie, avec dé beaux yeux bleus ; elle semble ti- mide, et ne parle qu'avec la plus grande réserve. Ce que M"^® Lecœur aurait expliqué en cinq minutes, la mère Brichard, grâce à ses phrases in- cidentes, mit une bonne heure à nous le dire. Pen- dant la saison , elle achète les artichauts sur pied aux champs, et à la halie par voitures. Elle choi- sit les plus beaux, qu'elle ""^nd aux fruitières pour — 26 - les maisons bourgeoises; les petits sont mangés h la poivrade ; elle fait cuire tous les autres pour son commerce. Elle ell fournit à presque tous les pe- tits marchands à charrettes qui les crient par la ville. Le prix de l'achat en gros et sur une grande échelle est si minime, qu'il parait presque incroya- jle : il varie de un à six centimes. Lorsqu'ils sont cuits et livrés aux crieurs, la mère Brichard gagne deux centimes. Il va sans dire que ceux qui sont vendus au détail aux passants et aux bourgeois procurent un bénéfice triple. Pendant l'automne et l'hiver, son matériel lui sert à fournir de légumes cuits, oseille, chicorée, épinards , une partie des fruitières et des mar- chandes de la halle. Elle fait outre cela des poires et des pommes cuites pour les détaillants. — « Pourquoi ceux-ci ne font-ils pas cuire leurs légumes eux-mêmes? — Cela leur coûterait plus cher que de les acheter tout cuits , nous répondit la mère Bri- chard : ils ne sont pas outillés, et le matériel coûte très cher. Ce métier- là, il faut le faire en grand ou ne pas s'en mêler : on y perdrait son temps et son argent. Dans notre partie, il faut savoir d'avance, à un centime près, sa dépense, pour chauffage , entretien, loyer, temps, et tout — 27 — le reste : il n'y a pas de petites économies ; il ne faut rien perdre, pas un charbon, pas une minute de feu. Si je nourris des lapins, c'est pour pro- iîter de mes épluchures. Au commencement du printemps , elle fait des œufs rouges et entreprend par adjudication ceux des coquetiers en gros. Elle a toujours, en toutes saisons , quelque chose à vendre aux petits mar- chands ambulants , parcequ elle tient avant tout à conserver ses pratiques, et elle ne veut pas les déshabituer de venir à sa maison faire leurs pro- visions. Pendant que nous causions avec M™^ Brichard, nous entendîmes un grand caquetage à la porte. La rue devant rétablissement avait l'aspect de la rue du Coq-Saint-Honoré au moment de l'exposi- tion du jour de Tan de la maison Alphonse Giroux. Seulement, au lieu des beaux cochers fourrés , poudrés , luisants , c'étaient de pauvres femmes en guenilles , de jeunes filles portant la glorieuse livrée du travail , et des petites charrettes à bras à la place des fringants équipages. C'était l'heure d'une cuite^ M™^ Brichard allait commencer sa vente de l'après-midi , celle de deux heures , moment où les ouvriers des fabriques font leur second déjeuner. — 28 — La mère Brichard fournissait aux demandes , M'^*^ Annetle recevait Targent. Toutes ces femmes payaient sans discuter, sans mot dire. C'est que la mère Brichard n'eniend pas raillerie à rarticle du crédit. Elle préférerait faire crier par les rues toutes ses cuites à sa fille Ânnette, que de faire deux sous à' œil (crédit). «Cependant, lui dis-je, ces fiauvres fem- mes ne doivent pas toujours avoir l'argent à la poche? — Elles savent bien où en trouver. Est-ce qu'il n'y a pas dans ce quartier M... Vautour^ un brave Auverpin (Auvergnat), qui a fait ses affaires, et chez qui elles savent qu'il y en a toujours? — Oui , mais à quelles coridilioris? — Oh ! c'est un bien brave homme , allez ! Il aime à obliger le pauvre nidhde. 11 leur donne cinq francs tous les matins , et elles lui rapportent cent cinq sous tous les soirs. — Cinq sous d'intérêt pour cinq francs et pour douze heures! Mais c'est exorbitant ! — Il leur rend service ! — Ah ! vous appelez cela un service ! Si M... Vautour proie aux nichies conditiohs à celles qui travaillent pendant la niilt, c'est-à-dire cinq francs à six heures du soir pour avoir cinq f^ancs — 29 — cinq sous à six heures du matin, un écu lui rap- porte cent quatre-vingt-deux francs cinquante centimes liav an, et chacune de ces pauvres mar- chandes lui donne par an quatre-vingt-onze francs Tingt-cinq centimes d'intérêt, ce qui fait que son argent est prêté à dix-huit cent vingt-cinq pour cent. — Diantre î fit M"^® Lecœur, mais c'est assez bien placer sa monnaie. — Mais oui , c'est un assez bon métier, dit la mère Brichard ; ça vaut mieux que de se brûler le tempérament à faire bouillir un tas de choses. — Savez-vous qu'avec cent francs ainsi placés, c'est-à-dire vingt pièces de cent sous , cet homme si bienfaisant, ce protecteur des pauvres, se ferait dix-huit cent deux francs de revenu par an ? — Bon Dieu! le vieux coquin», s'écrièrent toutes les femmes. Puis on n'y pensa plus. Mais nous autres, nous y pensions, et nous disions : En supposant que cet honnête philanthrope, cet homme honoré, respecté, vénéré dans son quartier, soit un homme d'ordre, un homme qui travaille, un homme venu à Paris, comme la plupart de ses compatriotes, pour s'a- masser un petit hoursicaut, afin d'acheter un petit morceau de terre dans la Limagne; si cet ami de — 30 — rhumaniténe dépense pas ses cinq francs et leurs iniérôls , que devient alors le célèbre calcul des grains de blé multipliés sur les cases de l'échi- quier ? Tous les quatre jours il a un franc. 11 prête généreusement à toutes les femmes qui lui sont recommandées et dont répondent ses pratiques , et Oieu sait combien il y a dans notre ville de gens qui accepteraient ces conditions pour avoir le droit de travailler! En faisant le calcul des intérêts composés, au bout de Tannée il se trouve avoir gagné avec une pièce de cinq francs 3,900,000 francs, ou 780,000 pièces de cinq francs. Faisons maintenant un calcul plus facile , pour ceux qui n'auraient pas le temps d'additionner jour par jour pendant la durée d'une année de 365 jours. Cinq francs, avons-nous dit, à cinq sols (2 5 cen- times) d'intérêt par jour, rapportent 91 francs25 centimes par année. Si dans l'année suivante on se sert de la somme gagnée pour ce même com- merce, aux mêmes conditions, on obtient 1665 fr. 3i centimes, plus une fraction. La troisième année lui rapportera une somme de 30,391 fr. 90 cent, plus une fraction. La quatrième année le trouvera à la tête 654,652 fr. 17 centimes , plus fraction. Enfin la cinquième année donnera la somme énorme — 31 — de 11,947, -402 francs 10 centimes et fraction. A la septième année, le capital accumulé surpas- serait considérablement la totalité de la monnaie circulant en France. Et l'on parle de l'usure qui ronge nos campa- gnes, du paysan saigné à blanc, ruiné ! Hélas ! voilà ce qui se fait à Paris, au centre de la ville, dans tous les quartiers populeux. Abordez, dans la rue, n'importe quelle petite marchande criant ses légumes : si vous savez lui inspirer de la con- fiance, en lui parlant son langage, elle vous don- nera l'adresse d'un de ces vampires qui s'attachent à l'existence du pauvre et sucent son sang jus- qu'à ce que mort s'ensuive. Il y a dans Paris peut-être mille sociétés de bienfaisance se partageant toutes les paroisses. De jeunes femmes du monde, des fils de famille, des hommes haut placés, vont chaque jour visiter les pauvres à domicile , leur porter du linge, du bois, des habits, du pain. C'est très bien : il n'est rien au monde que nous respections à l'égal de la charité, c'est une vertu toute divme. Mais est-ce assez que de donner? Ne devrait-il pas y avoir aussi une société qui encourageât le travail? Ne serait-ce pas une grande et belle œuvre — 32 — que celle qui dèlivrernit de Tuf^urc ces malheu- reux travailleurs? Et pour cela il ne faudrait qu'une simple mise de fonds de quelques centaines de francs : car jamais, de mémoire de marchande, ces misérables usuriers n'ont perdu une seule pièce de cinq francs. Celle qui ne leur rapporterait pas, le soir, la somme prêtée le malin, serait montrée au doigt et vilipendée dans tout le quartier. ]Xous prions M. Tabbé Mullois, dont nous avons lu avec intérêt les livres sur la charité, de prendre notre idée en considération. Vous concevez qu'après avoir découvert des choses si extraordinaires : une loueuse de voiture à bras qui se faisait 12 à 15,000 livres de rentes; une cuiseuse de légumes des quatre saisons qui bénéficiait de 25 à 30,000 francs par an; un phi- losophe élevant dçs .vers pour les rossignols et des asticots pour la pêche qui gagnait autant qu'un chef de division et beaucoup plus que de cé- lèbres feuilletonnistes ; enfin un monsieur auprès duquel nos plus illustres banquiers n'étaient que des philanthropes, nous ne pouvions nous arrêter dans nos pérégrinations : nous avions rencontré l'incroyable, nous voulions de l'impossible. Nous avious rencontré les musiciens errants, — sa- les joueurs d'orgue, les moiUreurs de singes et d'animaux vivants; — il y a là des maisons qui sont de véritables ménageries, — les impresarii de marionnettes y établissent leurs quartiers gé- néraux. Ceux-ci ont importé toute une industrie dans la rue du Clos-Bruneau. Us y font vivre toute une population, population curieuse, douce, bonne , presque artiste , qui rappelle de loin certains personnages des contes fantastiques d'Hoffmann. Elle est toute employée à la fabrica- tion des fantoccini. Il y a d'abord le sculpteur en bois qui fait les têtes. Il est à la fois peintre et perruquier; il travaille dans le commun et dans le soigné. Il vend ses têtes jeunes, dans le soigné, de 2 à 4 francs ; celles de vieillards à barbe et cheveux blancs, de 40 à 15 francs; une perruque simple , 12 sous ; avec agréments et frisure, pour femme ou pour chevalier Louis XIII, 2 francs, A côté de lui se trouve Thabilleuse qui fait les costumes; on lui fournit les étoffes; lorsqu'elle travaille pour un spectacle bien établi, comme celui de M. Morin, rue Saint-Jean-de-Beauvais, elle gagne 2 francs par jour, sans se donner trop de mal. Puis viennent les cordonnières, celles qui font les souliers de satin pour les marionnettes danseuses et les bottes en chamois pour les rh<»- 3 — 34 — valiers. Les souliers se vendent i sous la ^âire, les boUes 15 sous. Enfin, le véritable magicien de ce monde, celui qui enseûrêtélës bouisbouis. Ensècréter un bouisbouis consiste à lui attacher tous les fils qui doivent servir à le faire mouvoir sur le théâtre : c^^stèe qui doit cornpléter l'illu- sion. Il faut iihé certaine science poui- bien ensè- créter, car celui qui est chargé dé faire danser \t marioimette doit ne jamais pouvoir se tromper et ne prendre jamais un fil pour un autre, faire re- muer un bras pour uhe jambe; là disposition de i'ensecrètement doit être telle, qu'en voyant les fils détachés, celui qui a Thabitude de ces exer- cices doit dire : Celui-ci sert aux bras, celui-là aux jambes. Dans vos proiménades d'été â travers les bois, ^iôUs êtes-vous quelquefois arrêté sous la tonnelle, dans un de ces délicieux cabarets des environs de Paris, oii les clématites, les volubilis, ICs capu- cines et lesgobéas semblent se disputer' à qui vous donnera Tombre la plus fraîche et le par- fum le plus suave; où la brise arrive douce et parfumée; où les oiseaux, se piquant d'amour- propre, vous chantent à qui mietix mieux leurs plus délicieuses cavatines ? Et là, avez-vous été tout à coup réveillé par des chants barbares qui — 35 — On( fait s'envoler à la fois les rêves et les oiseaux? Vous avez rencontré devant vos yeux un vieil^- îard, au teint basané, à l'œil faUve, aux haillons picaresques, raclant avec un morceau de plume sur une mandoline bizarre, une manière de Guzzla, ' quelque chose rappelant l'origine de la musique, une espèce d'écaillé de tortue, comme devait être la lyre du poète Orphée. C'est un tzigân de la Valachie, un bohémien, comme nous disons ; un Zingari, un Gypsy, comme disent les autres du midi et du nord. Cet homme a une histoire, ce qui est rare. Il est né àBucharest; il était serf au service d'un boyard quelconque. Ce Seigneur avait fait ses études à Paris ; il retourna dans son pays avec les idées françaises. Son premier soin, en rentrant sur ses propriétés, fut de faire brûler, devant les paysans, tous les instruments de supplices, knout, batogues (baguettes), cordes, nerfs de bœufs. Les paysans, voyant Cet auto-da-fé, ne com- prirent qu'une chose , c'est que leur jeune sei- gneur les faisait libres, c'est qu'il abolissait le tra- vail obligé. Car qu'est-ce que la liberté pour un tzigan de Valachie ou un nègre de l'Amérique, si ce n'est le droit de ne rien faire? On se mit à se promener, à jouêf de la gUZïlâ, â dânSef toute la — 36 — journée. Les premiers jours, le Valaque crut qu'on lui faisait fêle, que chacun célébrait à sa manière l'avènement des idées progressives. Mais bientôt il s'aperçut de Terreur de tous ces braves gens; et, pour les réintégrer dans les saines idées des amis de l'ordre, il leur donna à chacun un petit morceau de papier, en les priant de le por- ter au chef de la police de Bucharest. Ces morceaux de papier étaient autant de bons pour cinquante coups de knout à se faire admi- nistrer par les valets de ville. Le moyen était dur; mais il paraît qu'il était bon, car, dès le lendemain, chacun se remit au travail, et, pendant un mois, personne n'eut un reproche à subir : les travaux étaient exécutés avec une exactitude merveilleuse. Mais, le mois suivant, on commença à se relâcher : les dos étaient cicatrisés; on oubliait le terrible exemple du mois précédent; on baguenaudait; chacun en prenait à son aise. Il fallut revenir aux petits morceaux de papier, aux bons de knout. L'ordre rentra dans l'atelier. Noire jeune homme, recon- naissant l'excellence de son invention, ne trouva rien de mieux que d'assembler tous les premiers du mois ses serfs, et, de môme qu'ici on fait la paie, on leur remettait à chacun un de ces ter- — 37 — ribles petits bons ; qu'il fût content ou non, qu'on eût travaillé ou flâné, qu'on eût bien ou mal fait, c'était une affaire réglée, le premier du mois on recevait son petit morceau de papier. Notre homme, qui était plus avancé que les au- tres, se fatigua de ce régime. Un jour , il prit sa guzzla sous son bras, tout ce qu'il put enlever sur son dos , et il partit à la grâce de Dieu , ne sa- chant où il allait. Mais, étant chez son maître, il avait entendu parler de Paris. Paris ! Qu'est-ce que cela pouvait être? N'était-ce pas le pays où s'allume le soleil? N'était-ce pas la terre promise par les prophètes aux bienheureux de toutes re- ligions? C'était la ville des plaisirs , du bon vin, des arts et de la liberté : que fallait-il de plus à notre maugrabin? Il aimait toutes ces belles cho- ses-là. Il partit pour la patrie de ces beaux rêves. Vous dire comment il fil les six cents lieues qui séparent Paris delà Valachie, cela serait toute une odyssée. Il eut quelques bonnes veines et beau- coup de misères. Il rencontra une troupe de bohémiens, il courut avec eux les foires d'Alle- magne en qualité de musicien. Enfin ils arrivé-' rcnt sur les bords du Rhin ; il contemplait déjà celte terre de France tant désirée, il s'y voyait — 38 — arpentant les grandes routes. Mais hélas ! Thommo propose et Dieu dispose. Il comptait sans la gendarmerie, cette noble institution qui existe partout, môme en Allemagne; tes compagnons, qui ne laissaient jamais rien traîner, avaient trop emprunté aux bons Germains pendant leur lourd sommeil de bière. On s'était fâché, la troupe fut appréhendée au corps. Ce qu'on lui reprocha , on n'en saura jamais rien. Toujours est-il que notre tzigan ne revit le Rhin et la terre française que six longues et sans douto bien tristes années après sa première contempla- tion. Tant qu'il fut en Alsace, tout allait pour le mieux ; il avait appris la langue allemande pen- dant son long séjour en Saxe. Mais, dès qu'il eut quille ces contrées, il se trouva dans une posi- tion identique à celle de laSarrasine de la légende, la mère de saint Thomas Becket, nous croyons , qui partit de son beau pays d'Orient pour venir en Angleterre chercher un amant volage, en ne sachant que deux mots de la langue d'Occident, Londres et Becket. Le tzigan avait un désavan- tage sur elle encore : il n'en savait qu'un, Paris! Enfin, à force de demander, il arriva. Le soirde ton entrée , se croyant encore dans les plaines de — 39 — la Kouuiaiiie, il se coucha sans souper sur le pre- mier banc qui se présenta. Une patrouille passa; onFinierrogea, lui et sa compagne de voyage, une jeune et beliq gypsy qu'il avait ramenée d'Alle- magne. Ils répondirent en allemand ,. on les con duisitàla préfecture. L'interprète du lieu leur dit que , s'ils demandaient une médaille de chan^ leurs des rues, on pourrait les rendre à la liberté. Le lendenaain, ils commencèrent donc leur nouvel état. La femme était jeune et jolie, elle faisait la quête. On est toujours généreux avec une jolie femme. L'homme amusait par ses gri- maces et son instrument inconnu. Dans la journée ils posaient chez les peintres pour augmenter leur revenu. Il y a de cela quarante ans. L'homme chante toujours et joue toujours de la guzzla. La femme s'est faite tireuse de cartes; elle vend des noix et des coquilles dorées dans lesquelles sont enfermés les arrêts du destin. Vous devez l'avoir vue aux Champs-Elysées. C'est une vieille femme au teint bistré , à l'œil noir, édentée, refrognée, ridée comme une pomme de l'année dernière. Paris leur a porté bonheur, ils sont aujourd'hui propriétaires ! Oui, propriétaires! et ne deux maisons encore! Deux maisons sises à Paris, dans le quartier de — 40 - Lourcine , deux maisons louées à la semaine^ rapportant deux mille huit cents francs. Louées à la semaine ! Nous avons souligné ces mots, parceque beaucoup de nos lecteurs ne sa- vent peut-être pas que cette mode anglaise est encore un emprunt fait aux vieilles coutumes de la France, coutume barbare, qui s'est perpétuée dans les quartiers pauvres, comme tout ce qui est laid et cruel. Le dimanche, les propriétaires vien- nent faire la ronde chez tous leurs locataires, rece- voir leur argent ou donner congé dans les vingt- quatre heures. De celle façon, les mois n'ont que vingt-huit jours pour eux ; ils ont inventé des années de treize mois. C'est ingénieux et produc- tif. Notre izigan est sans pitié pour les mauvais payeurs. Que si on lui parle de Télat qu'il continue d'exercer : Qu'appelez- vous demander l'aumône? dit notre homme en se drapant dans ses haillons. Je suis musicien, on paie mon talent; est-ce que Paganini demandait l'aumône quand il donnait un concert ? — 41 — III. l'aklequin. — l'employé aux yeux de bouillon. — les loueurs de viande. — le peintre de pattes de dindons. — le boulanger en vieux, etc. J'ai dit que des membres de la commission cen- trale des propriétaires et habitants du douzième arrondissement m'avaient prêté le concours de leur expérience et me guidaient à la recherche des étrangetés qui n'appartiennent qu'à cette zone de Paris. Mais il commençait à se faire tard, la nuit s'avançait à grands pas ; de fumeuses chandelles s'égouttaient en longues stalactites au fond de tou- tes les boutiques : mes compagnons me quittèrent. Resté seul, je m'adressai à un des industriels de la localité que j'avais visités le matin. Il voulut bien m'accompagner. « Savez-vous, me dit-il, comment mange une partie de cette population? — Je connais, répondis-je, le plat de viande à deux souset delégumes à cinq centimes, etj'ai en- tendu parler du hasard de la fourchette et du bouillon à jet continu. — Oui, mais ce que vous ignorez, c'est que les — 42 — ouvriers qui ont du travail mangent seuls le plat à deux sols ; les autres se nourrissent tout simple- ment cbez le Bijoutier. — Le bijoutier! qu'est-ce donc? Serait-ce par hasard la fameuse soupe au caillou dont on m'a tant parlé dans mon enfance? — Non ; suivez-moi un moment, et vous ver- rez. Si vous avez des nausées, ne vous en prenez qu'à votre curiosité, et surtout bornez-vous à ra- conter ce que vous aurez vu ; vous n'avez pas be- soin de rien exagérer pour apitoyer utilement sur le sort de ces malheureux et appeler sur eux l'at- tention des gens compétents. Nous descendions une de ces petites rues rai- des dont les pavés, appuyés les uns contre les autres, semblent se faire la courte échelle pour monter jusqu'au Mont-Saint-Hilaire. A la rue des Noyers, mon cicérone me dit : — Visitons d'abord les alentours du marché. Voici la mère Maillard : c'est une bijoutière ou marchande d.' arlequins. Je ne sais pas trop l'ori^- gine du mot bijoutier, mais Varlcquin vient de ce que ses plats sont composée de pièces et de mor- ceaux assemblés au hasard, absolument comme l'habit du citoyen de Bergame. Ces monceaux de viandes que vous voyea là sont 1res copieux , et — -13 — cependant ils se vendent un sou, indistinctement. Ce bon marché n'a rien d'étonnant. La mère Mail- lard a passé un traité avec les laveurs de vaisselle de presque tous les grands restaurants. Ces hom- mes, qui sont relégués dans une étuve où, d'un bout de Tannée à l'autre, il restent soumis à une chaleur de soixante à quatre-vingts degrés centi- grades, ont généralement vingt-cinq francs d'ap- pointements fixes par mois ; mais ils se font de quatre à cinq cents francs par mois avec les restes, qui leur appartiennent. Ce qu'on appelle en terme du métier les roga- tons, c'est-à-dire tous les morceaux que la prati- que laisse dans les assiettes, se vendent par seaux. C'est là ce qu'achète la mère Maillard , et c'est avec cela qu'elle compose ses arlequins. Le seau vaut trois francs. On y trouve de tout, depuis le poulet truffé et le gibier jusqu'au bœuf aux choux. Les ortolans, si on en mange à Paris, y cou- doient familièrement le modeste beefsteak. Les eaux grasses, les os, les rognures, les épluchures, se vendent à part ; la graisse se met dans de petits barils, elle est achetée par les fabricants de lam- pions pour les illuminations, à raison de sept francs le baril. C'est un prix fait, comme les petits pâtés. Mais il y a là un terrible revers de la mé- — 4^ — daille : ces hommes ne peuvent jamais durer plus de trois ans à faire leur métier ; ils se cuisent, ils finissent par ne plus avoir de sang. C'est une es- pèce de glu, quelque chose comme de la confiture de groseilles, qui coule dans leurs veines. Les ver- riers, les chauffeurs de machines, sont dans un doux printemps auprès de ces pauvres diables, qui tous, pareils à des jokeys entraînés au moment des courses, sont d'une maigreur vraiment épique. La mère Maillard travaille tous ces rogatons; elle les assemble, elle les assortit, elle les appro- prie et les vend aux gens aisés pour les animaux domestiques, et aux pauvres pour leur nourriture. — C'est triste. — Je n'en disconviens pas. Quant aux os, je vais vous dire ce qu'on en fait. Avant d'arriver chez le marchand de noir animal, le tabletieroule fabricant de boutons, ils sont cuits deux ou trois fois. D'abord le boucher les vend quatre sous la livre, sous le nom de réjouissance^ aux bourgeois et aux grands restaurants , pour faire des consom- més ; ceux-ci les cèdent au rabais aux traiteurs de quatrième ordre, qui en font des potages gras pour leurs abonnés ; enfin ces derniers les repassent aux gargotiers, qui en composent une espèce d'eau chaude, qu'ils colorent à grand renfort de carol- — 45 — tes, d'oignons brûlés, de caramel et de toutes sor- tes d'ingrédients. Or , comme ces ingrédients ne peuvent donner ce que recherchent les amateurs, c'esl-à-dire des jeux au bouillon, un spéculateur habile a inventé X employé aux yeux de bouillon. Voici à peu près comme cela se pratique : un homme prend une cuillerée d'huile de poisson dans sa bouche, au moment où doivent arriver les pra- tiques, à l'heure de V ordinaire., et, serrant les lè- vres en soufflant avec force, il lance une espèce de brouillard qui, en tombant dans la marmite, forme les yeux qui charment tant les consomma- teurs. Un habile employé aux yeux de bouillon est un homme très recherché dans les établisse- ments de ce genre. — Mais cela doit avoir un goût détestable ! — Eh mon Dieu! le goût ne se développe que par la pratique. Comment voulez-vous que des gens habitués aux arlequins de la mère Maillard deviennent des gourmets? L'eau-de-vie, d'ailleurs, Jeur a brûlé le palais. — Heureusement, ajoutai-je, les viandes que nous voyons pendues aux vitres de toutes ces gar- gottes me semblent belles et bonnes. — Ces viandes ne sct 'à que pour le coup d'oeil. — 46 — — Comment , pour le coup d'œil? — Oui : ces quartiers de bœuf, de mouton et de veau pendus aux vitres des marchands de soupe, ne leur appartiennent pas : ce sont des viandes louées. — Des viandes louées ! De qui, et pourquoi? — Pour servir de montre, pour achalander la boutique. Ces gens-là vendent le plat de viande six sols au plus, trois sols au moins; ils ne peu- vent donc employer que de basses viandes* Et que voyez-vous chez eux? de magnifiques filets, de superbes gigots , de succulentes entre-côtes. S'ils donnaient cela à leurs pratiques, ils se ruineraient. Ils s'entendent donc avec des bouchers qui, moyen- nant redevance, consentent à leur louer quelque- fois même des animaux entiers. Le loueur les reprend quand il en a besoin. • — C'est encore une industrie qui m'était incon- hUe. Je ne soupçonnais pas \q Loueur de viandes. Cependant, dans nos visites rue Traversine et Clos-Bruneau, nous avons vu çà et là bouillir le pol-aa-feu. — Je le sais bien; mais alors c'est du pot-au- feu de rognures et d'abats. — En vérité, les exploitants doivent être aussi pauvres que les chalands. — 47 '- — C'est une erreur : ils gagnent beaucoup d'ar- gent, et certains qui ont commencé avec des sous comptent aujourd'hui par louis. Les filles de la rtière Maillard sont toutes quatre établies dans de bonnes boutiques. Leur mère a des succursales dans tous les marchés de Paris, et elle ^ vend éû gros k ses concurrentes. -^ Il me semble entendre un conte fantastique — Eh bien! tout cela n'est rien. Si vous vou- lez me suivre, je vais vous présenter au Fiothschild du quartier, au millionnaire qui fait la hausse et la baisse dans sa partie. Vous allez voir le père Cha- pellier, Boulanger en vieu comme M™^ Mail- lard est traiteur en vieux. Le père Chapellier est un homme d'une soixan- taine d'années enviroh. Son établissement est sans contredit le Creuzol ^m microcosme industriel de ces quartiers si ingénieux. De tous les inventeurs que nous avons visités, le père Chapellier est celui qui fait preuve de la plus grande imagination. Il faut être presque un homme de génie pour tirer des croûtes de pain tant de choses extraordinaires et leur faire produire les choses qu'elles produi- sent. En 1815, le père Chapellier revint à Paris, car U a été soldat, comme tous fôB Français de son âge. — 48 — La réquisition était venue le prendre à dix-huit ans pour en faire un guerrier. A l'armée, il avait appris à tirer des coups de fusil, à échanger pro- prement un coup de sabre, à tuer avec élégance les ennemis et quelquefois les amis ; mais on ne ^ui avait rien enseigné qui pût le faire vivre. Il n'avait pas d'état, et à Paris le meilleur ouvrier, l'homme le plus habile, s'il n'a pas deux ou trois cordes à son arc pour les circonstances difficiles, risque fort de mourir de faim pendant une grande partie de l'année. Enfin, ne sachant que faire, le brave soldat de l'armée d'Espagne se fit Raifa- geur. Encore une industrie qu'on ne connaîtra bien- tôt plus. On donnait ce nom à des hommes qui, lors- que les rues avaient un seul ruisseau au milieu, y fouillaient avec un morceau de bois pour en retirer les clous de chevaux, les morceaux de fer ou de cuivre ; quelquefois, mais rarement, ils y trouvaient des pièces de monnaie. Leur récolte se rendait à la livre chez les marchands de ferraille. Les journées d'un ravageur, même des plus ac- tifs, étaient fort minimes; mais, en y joignant des commissions, l'ouverture des portières de voi- tures le soir et la planche faisant pont les jours — 49 — de grandes averses, on pouvait en vivre très mal. L'administration municipale, sous prétexte qu'ils déchaussaient les pavés, a défendu l'industrie du ravageur, qui, d'ailleurs, devait être tuée par le système des rues à dos d'âne, avec deux ruis- seaux sous les trottoirs. Aujourd'hui, il n'y a plus que les vieux Parisiens qui se souviennent de ce métier, et même de la planche sur laquelle il pas- saient pour ne pas se mouiller les pieds. Chapellier rencontra quelques anciens cama- rades revenant de l'armée ; il eut honte de son état, quoiqu'il n'eût aucun préjugé et qu'il se fût souvent répété le fameux proverbe parisien : Il ny a pas de sot métier ^ il n'y a que de sottes gens. Il renonça au ravage pour entrer chez un chiffonnier en gros de la Montagne-Sainte-Gene- viève. Il devint Trillcur. Lorsque vous voyez un de ces braves philoso- phes des faubourgs partant crânement son ca- briolet sur le dos, ou une pauvre femme pliée sous son cachemire d'osier ^ vous ne pouvez vous figurer tout ce que renferment ces hottes pleines. Là se trouvent tous les débris de la création et de l'industrie : vieux os, tessons de verres, peaux d'animaux, chiffons de laine, de linge, de coton et de papier, loques de parures de fête et débris k — »0 — de festins, rogatons de toutes sortes, épaves re- cueillies sur toutes les côtes de la civilisation. Le chiffonnier insouciant, gagnant sa vie au jour le jour, dormant sur le coin d'une table de cabaret, n'ayant le plus souvent ni feu ni lieu, vend sa récolte journalière aux hauts commer- çants de la partie. Ceux-ci se chargent de la divi- ser, de mettre tous les objets de même nature ensemble, de les garder en magasm, jusqu'à ce qu'une occasion favorable de vente se présente. Ils emploient pour celte besogne des hommes et des femmes que l'on nomme trilleurs. Ces mal- heureux vivent douze heures de la journée dans une atmosphère empestée, à laquelle les exha- laisons des amphithéâtres d'anatomie ne sont pas comparables. Le salaire du trillage n'était guère plus élevé que le gain du ravageur; mais, du moins, Chapellier travaillait à couvert; il n'était plus exposé à rougir en rencontrant ses anciens camarades. A ceux qui lui demandaient ce qu'il faisait, il pouvait répondre : «Je travaille chez un négociant », et s'ils lui proposaient de l'aller voir, il disait : « Le patron nous défend de recevoir des visites à l'atelier. » Bref, il fit ce métier six mois; mais, habitué à vivre au grand air et à prendre beaucoup d'exercice, il. dépérissait; le — 51 — mauvais air le rendit malade. Il fut obligé de de- mander à la charité publique un lit pour se faire traiter. A Thôpital, il fit connaissance avec un gaveur de pigeons, qui lui proposa de le présenter à son patron, riche marchand de volaille de la Vallée. Il fut admis. Son nouveau métier consistait à se remplir la bouche de graines ou de pois, à ouvrir le bec des jeunes pigeons et à leur ingurgiter le tout dans l'œsophage. — « La chose vous paraît simple », nous dit-il, « mais vous ne pouvez vous figurer combien il est fatigant d^e gaver ainsi deux ou trois cents pigeons en une heure. » Le père Chapellier gagnait quarante sous par jour à ce métier. Son ambition n'était pas satis- faite. En regardant autour de lui, il vit que les marchandes de volaille qui ne vendaient pas leur provision tout de suite étaient obligées d'en bais- ser le prix d'un quart par chaque jour de retard , de telle sorte qu'elles arrivaient même à la vendre à perte, quoique la marchandise eût la même ap- parence de fraîcheur que si elle venait d'être tuée. Et pourtant aucune cuisinière ne s'y trompait. Il s'inquiéta de ce prodige; on lui répondit que c'était uniquement parceque les pattes des din- des, qui étaient noires et brillantes le jour de — 52 — leur mort , prenaient des tons de plus en plus grisâtres à mesure qu'on s'éloignait de ce mo- ment. Il n'en fallait pas plus à un homme de génie. Chapellier rentra chez lui et se mit à composer un vernis qui pût conserver aux gallinacées, bien des jours après leur trépas, ce lustre brillant qui orne leurs pattes et constate leur valeur au- près des gourmets. Deux jours après la révé- lation qui lui avait été faite, il revint triomphale- ment au marché; il pouvait s'écrier comme je ne sais plus quel ancien : Eurêka ! ou comme je ne sais quel moderne : ]'ai trouvé! Il expliqua et expérimenta sa découverte : toutes les commères s'y trompaient elles-mêmes. On fit des essais; on présenta de la volaille à pattes vernies aux plus fines cuisinières ; elles se laissèrent prendre aux apparences. L'invention fut adoptée. Le père Chapellier reçut des marchandes, sur toute volaille peinte, la moitié du quart qu'elles auraient perdu à la vendre avec ses pattes ternies. Le métier de Peintre de pieds de dindons était assez lucratif, mais il fallait trop de surveillance pour se faire payer. Et puis l'ambition du père Chapellier n'était pas encore satisfaite; il n'avait pas, ce qui était le but de sa vie, un établissement — 53 — à lui, son petit daduj traînant sa petite carriole. Vous voyez qu'il y a déjà loin du modeste rava- geur, demandant simplement à gagner sa vie, au brillant coloriste devenu la Providence des dames de tout le marché. Aussi vendit-il son se- cret et sa clientèle à un ami moyennant 1,000 francs. Ce successeur est aujourd'hui retiré avec de belles rentes, ce qui ne fait Téloge ni de la sincérité des marchandes de volaille, ni de la perspicacité des cordons bleus, ni de la délica- tesse du palais des Parisiens. — Je voulais rn établir, me dit le père Chapel- lier. Mille professions se présentaient . Je ne pouvais passer devant une boutique sans envier le sort de celui que j'y voyais installé. J'interrogeais tout le monde; chacun me donnait un conseil; chaque soir j'arrêtais un plan, qui était abandonné le len- demain. Je me croyais né tantôt pour être frui- tier, tantôt pour être traiteur, tantôt pour être marchand de vins. Mais je connaissais mes capa- cités absorbantes, et j'avais peur de manger et de boire mon fonds. Et puis j'avais trop d'amis, et les crédits m'effrayaient. Il me fallait donc quelque chose qui ne fût pas de consommation immédiate. Enfin j'allai voir mon premier pa- tron, dans l'intention de m'associ.er avec lui. Sa- — 54 — ves-vous combien il me demanda pour m'inté- resser à ses affaires? — Non ; vos mille francs, peut-être? — Vous n'en approchez pas ; il me demanda 50,000 francs comptant. — Diantre ! 50,000 francs pour être chif- fonnier en gros ! — Aujourd'hui cela ne m'étonne plus , je connais le métier : on peut y devenir facilement millionnaire, et mon patron Test devenu deux fois. C'est néanmoins à lui que je dois le petit bien-être dont je jouis. J'étais arrivé dans ses magasins au moment de la vente du matin, c'est- à-dire lorsque les chiffonniers errants viennent débiter leur bottée. On les paie toujours au comp- tant; il n'y a pas de crédit dans ce mélier-là: ces pauvres gans ont besoin du prix de leur journée pour vivre. Une chose me frappa : ce fut la grande quantité de morceaux de pain qu'ils avaient en leur possession. Je les questionnai; je sus comment tous ces rogatons leur arrivaient et comment ils s'en défaisaient. J'eus l'idée de m'é- tablir boulanger en vieux et de vendre en gros ce que les autres vendaient au détail. Le père Chapcllier venait, en effet, de trouver la route qui devait le mener à la fortune. Il ne — 55 — perdit pas de temps. Le jour même, il fit acquisi- tion d'un petit bidet et d'une charrette ; il loua une grande pièce dans un des anciens collèges si nombreux dans ces vieux quartiers, et il alla voir tous les garçons de cuisine des grands établisse- ments scholaires du douzième arrondissement. Ceux-ci étaient habitués depuis longues années à donner leurs morceaux de pain aux chiffonniers: ils crurent avoir affaire à un fou ; ils acceptèrent toutefois ses propositions. Le succès que notre homme obtint auprès des cuistres de collège ne fit que l'encourager : il ré- solut d'accaparer toutes les croûtes de pain de la ville, de façon à ne pas laisser de place à un con- current. Il vit tous les laveurs de vaisselle des restaurants grands et petits, il s'entendit avec les chiffonniers, et fit à chacun des avantages qu'il ne pouvait rencontrer nulle autre part. Lorsque tou- tes ses précautions furent bien prises, un matin, il s'établit à la halle avec des bourriches vides et de gros sacs pleins autour de lui. Au dessus de sa tête on lisait cet écriteau : Croûtes de pain à vendre. Le spéculateur connaissait son Paris; il savait que la population parisienne qui fréquente les barrières a pour la gibelotte de lapin un goût tout particu- lier. Or, pour élever des lapins, môme sans avoir — 56 — la bizarre ambition de M. ^^aldant, de s'en faire 3,0Q0. francs de rentes, il faut, outre les choux, beaucoup de pain. Les poules qu'on engraisse pour la consommation sont aussi presque exclusi- vement nourries avec les miettes de la desserte parisienne. Les chiens et tous les animaux do- mestiques en absorbent également des quantités prodigieuses. Le père Chapellier, qui vendait sa bourriche pleine 6 sous, c'est-à-dire beaucoup meilleur marché que le pain de munition, eût bientôt attiré à lui tous les petits éleveurs de la grande et de la petite banlieue. Au bout d'un mois, il put, en comptant son bénéfice, constater qu'il avait eu une idée extrêmement fructueuse. Il avait presque doublé son fonds , et cepen- dant il n'avait pas encore donné à son commerce toute l'extension possible : il était seul ; il ne pouvait faire sa récolte aux quatre coins de Paris avec la promptitude dont elle avait besoin pour être réellement productive. Il ne pouvait pa- raître sur le marché que tous les deux jours, et il fallait absolument y prendre place tous les ma- tins. Il aurait bien pris un aide, mais sa maison n'était pas encore suffisamment établie, et, en di- vulguant son secret, il pouvait se susciter un con- — 57 — current dangereux. Enfin il se souvint d'un pro- verbe qu'il avait souvent entendu répéter par les Italiens enrôlés dans son régiment, et que nous ayons arrangé ainsi : Qui va piano va sano. Il se dit : Puisque tout un peuple se conduit d'après cet axiome, il doit être bon. « — Que vous dirai-je ? continua le père Cha<- pellier: chaque jour je passais de nouveaux mar- chés avec les tables d'hôte, les cafés, les chefs de grandes maisons, les cuisiniers, et môme les sœurs de communautés religieuses ; tous les matins je voyais augmenter ma clientèle. Quatre mois après ma première apparition à la halle, j'avais trois chevaux et trois voitures continuellement occupés; nous étions en 1820. Je voyais venir le moment où je pourrais me retirer à la campagne et jouir en paix de mes épargnes. Vous savez que c'est là la toquade de tous les Parisiens ; ils se figurent, eux qui sont nés dans des rues où 1^ ruisseau tient plus de place que le pavé, qu'ils ne pourront être heureux que sur le bord des claires fonlainps, dans des prés émaillés de fleurs. Tous ceux qui l'ont essayé se sont ennuyés à périr, et ils se sont hâtés de revenir ici contempler la belle nature dans la rue Saint-Jacques ou dans la rue de la Harpe. J'ai eu celte folie-là aussi. J'en suis guéri. — 58 — Mais je lui rends grâces, car c'est elle qui m'a poussé à donner de Textension à mes affaires.» Dans son commerce, le père Chapellier se trouvait nécessairement en rapport avec les cuisi- nières, les bouchers et les charcutiers, tous grands amateurs de chiens. Peu à peu il s'initia aux se- crets de ces diverses professions; il apprit que tous ces hommes usaient des quantités considé- rables de chapelure pour les côtelettes, les gra- tins, etc. La chapelure, qui se fait avec du pain sec pilé ou râpé, se vendait 8 sous la mesure. Cette mesure était d'une capacité un peu moindre que le litre. Il s'é'.ablit fabricant de chapelure. Il en livra le litre, mesure légale, pour 6 sous. Cette baisse de prix lui attira tous les consomma- teurs. En moins de six mois, il dut encore se procurer des chevaux et prendre des ouvriers. — Monsieur Chapellier, lui dis-je, vous êtes comme tous les ambitieux , insatiable. — Que voulez-vous ! je ne suis pas meilleur que les autres. Je commandais une escouade ; je "Voulus une armée. Quand je l'eus, cette armée, eh bien! elle m'ennuya; je désirai avoir autre chose. En effet, à son commerce de boulanger en vieux^ à sa fabrique de chapelure, cet homme de — 59 — génie joignit bientôt une fabrique de croûtes pour la soupe. Dans les morceaux queluilivraientsesvendeurs, il avait vu des croûtes de deux espèces : de bonnes et de gâtées. Il avait bien eu la pensée de les di- viser et d'en faire des lots séparés ; mais le gain ne lui parut pas assez réel pour s'y arrêter. Il aima mieux inventer une nouvelle industrie. Il fit des croûtes au pot. Vous avez vu chez les épiciers de ces morceaux de pain croustillants que les ménagères achètent avec empressement les jours de pot-au-feu. Eh bien ! défiez-vous de ces choses si appétissantes dans les potages gras ; défiez-vous des soupes au pain des petits restaurants; défiez-vous surtout des purées aux croûtcuas. Tout cela sort de la fabri- que du père Chapellier ; tout cela est le reliquat du pain distribué aux enfants dans les collèges, les pensionnats et les séminaires; tout cela provient de morceaux que vous avez laissés il y a quinze jours sur le coin de votre table. Heureusement, dit-on, le feu purifie tout. Ces espèces d'épongés noircies se vendent moins cher que le pain ordinaire. Aussi la consomma- tion qu'on en fait dans les petits ménages, chez les petits gargottiers des halles, pour la soupe et — 60 — le café au lait, csl-ellc prodi£;ieuse. Cette fabrica- lion forme la meilleure part du revenu de M. Clia- pellier. Il a établi aux environs de la barrière Saint-Jacques des fours qui ne refroidissent jamais, et où sont empilés des milliers de livres de pain, qui servent tant à la chapelure qu'aux croûtes au pot. Une multitude d'ouvriers, hommes, femmes et pnfanls, sont occupés à piler et à râper la mar- chandise à la sortie du four. On met de côté les parties carbonisées, dont on fait du noir de pain pour blanchir les dents. Cetle poudre est ensuite passée au tamis de soie et vendue aux parfumeurs comme poudre dentifrice. Rien n'est plus curieux que les magasins du père Chapcllier. Ce sont d'immenses pièces où il arrive à chaque instant des montagnes de pain. On trille toutes ces croûtes. A droite sont les mannes destinées aux hommes; à gauche celles qu'on destine aux lapins. Tout cela se fait avec un ordre et une propreté extrêmes. De jeunes filles font les paquets de croûtes au pot., après Ips avoir pesées , et des enfants toiit noirs , semblables aux jeunes nègres des colonies, emplissent de grandes boîtes de poudre. Le propriétaire est parmi ses travailleurs, commandant, causant, riant, plaisan- tant. — el- le sortais émerveillé de ma conversation avec ce modeste homme de génie. (( Le père Chapellier est donc bien riche ? de- mandai-je à mon introducteur. — Malgré tout ce que lui ont mangé les fem- mes, il ne connaît pas sa fortune. — Ce qui veut dire sans doute qu'il a trois ou quatre mille francs de rente? — Allons donc! Le chevalier Langlois, dont vous voyez les belles voitures dorées porter dans tout Paris des allumettes et du cirage, a quatre- vingt mille francs de rentes. Il a donné cent mille francs à chacune de ses filles en les mariant. Lé père Chapellier n'a pas d'enfants, et son métier est bien meilleur que celui de M. Langlois. » Je me rendis à cette raison, mais en n'admet- tant que la première moitié du proverbe de M. Cha- pellier : (( Il n'y a pas de sot métier », et je ne pus m'empêcher d'ajouter : « Si ce n'est tous ceux qui s'adressent à rintellit]^ence, au lieu de s'adres- ser à l'estomac. L'humanité pense un peu et quel- quefois; elle mange toujours et beaucoup. » — 6^2 — IV. LK MARCHAND DE FEU. — LES BRICOLEURS. — LES RÈ- VEILLEURS. — l'ange GARDIEN. — LE FAVORI DE LA DÉESSE. — LES CONTREMARQUES JUDICIAIRES. Après avoir étudié Paris dans tous les sens, j'en suis arrivé à formuler ainsi le fond de ma croyan- ce : Si on me disait qu'il existe dans quelque rue éloignée un homme qui fait des manches à cou- teaux avec les vieilles lunes , je le croirais. Paris a usé toutes mes facultés d'étonnement. Je ne fais plus de commentaires ; je regarde, j'é- coute, et je dis : « C'est possible. » J'ai tout vu dans mes courses à travers la cité des misères ; j'y ai rencontré des hommes de génie, des Colombs qui, pour manger le jour et dormir la nuit à cou- vert, sont obligés chaque matin de découvrir quel- que nouvelle Amérique. Dans mes précédents articles je vous ai parlé du boulanger en vieux. Je continue la galerie. Le premier portrait qui se présente est celui du marchand de feu, M. Jannier est un homme de trente-cinq ans , — 63 — à large poitrine , aux cheveux rejctés en arrière comme une crinière de lion. Le visage est franc et ouvert. Il porte toujours des habits de velours à larges basques , des paletots-sacs et de larges pantalons à la hussarde. En le voyant passer, un vieux Parisien physionomiste le prendrait plus volontiers pour un sculpteur ornemaniste que pour un commerçant. lia Vair artiste, et il aime les arts. Dans sa jeunesse il a tant soit peu cabotine , mais, Tâge lui ayant mûri la raison, il a renoncé à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Il aime certes encore les théâtres du boulevard, les mélo- drames et les vaudevilles pleurnicheurs, mais son rôve est ailleurs : il veut faire fortune. M. Jannier rêve le bien-être, la demi-fortune avec un cheval pour aller voir à son aise, dans sa stalle prise à l'avance, ses comédiens chéris. Son ambition suprême, son utopie, c'est de réunir, dans une villa blanche à volets verts, sous sa ton- ûelle, MM. Surville, Francisque jeune, Saint- Ernest et Chilly, ses plus anciennes admirations, et de connaître à la ville MM. Lacressonnière et Deshaycs, ce qui lui permettrait peut-être de tu- toyer MM. Christian et Ernest Vavasseur, des Folies , et de saluer en plein jour les dames de théâtre sur le boulevard. C'est là le mobile qui a — 64 — fait agir notre invontonr, Tétoilo qui l'a conduit h la décoiiverte. Les dames des halles et iliarchés , qui restent toute une journée exposées à l'intempérie des sai- sons, se servent toutes, pendant sept mois de Tannée, de chaufferettes en bois doublées de tôle et de ceshorribles petits pots en grès qu'on nomme des gueux. Elles les posent sur leurs genoux pour se réchauffer les doigts. Ces dames faisaient faire leur chaufferette et leur gueux chaque matin, et souvent deux fois par jour, chez les charbonniers voisins. Elles payaient les deux feux trois sous , et souvent elles étaient obligées d'attendre le bon plaisir et le réveil de messieurs les Auvergnats. Ces messieurs étaient indispensables, ils dormaient leur grasse matinée. M. Jannier bricolait à la halle, c'est-à-dire qu'il y faisait à peu près tout ce qu'on voulait , qu'il était au service de qui désirait l'occuper, qu'il était porteur, commissionnaire, et qu'il remplaçait, au besoin, messieurs les forts, lorsque le faix était trop lourd pour l'échiné de ces privilégiés. M. Jan- nier donc avait remarqué , pendant ses longues nuits passées à attendre l'ouvrage, la négligence de ces hauts barons du commerce de charbon. Il résolut de les supplanter. I) avait une idée, idée — 65 — féconde, qui , bien dirigée , devait inévitablement conduire son inventeur à cette demi-fortune tant rêvée, à cette stalle si enviée. Il se dit : « Je ne puis arriver à mon but qu'en donnant meilleur et à plus bas prix , qu'en allant complaisamment au devant de la pratique au lieu de l'attendre couché. Les Auvergnats garnissent les chaufferettes avec du poussier de charbon, qui peut être dangereux ; il me faut trouver quelque chose d'inoffensif , qui donne autant de chaleur et brûle plus long-temps. » 11 réfléchit , il cher- cha , il fit des essais , enfin il trouva la motte car- bonisée ! Il avait barre sur les fournisseurs , il pouvait afficher partout : « Plus de maux de tête !» M. Jan- nier était inventeur, ses concurrents n'étaient que de vulgaires marchands. M. Jannier avait du gé- nie, il était dans le progrès, tandis qu'eux ils res- taient dans la routine. Vers la fin de l'hiver de 1836 , alors que les dames de la halle n'usaient plus de feu que pen- dant les longues attentes nocturnes , et qu'elles n'arrivaient qu'au moment où les charrettes des maraîchers , jardiniers et montreuils (marchanda de fruits) débouchaient sur le carreau, il s'appro- cha des ÉTOuoes, nrit part aux conversations, plai- — 66 — santa agréablement ces dames , qui se Isdssaient faire la loi par les charabias. On le connaissait pour un bon enfant , on le laissa dire ; enfin il leur fit insidieusement cette question : m — Que penseriez-vous d'un homme qui n'est ni Âuvcrpin ni Charabia, et qui chaque matin vous ferait votre chaufferette , à votre place, sans que vous vous dérangeassiez , sans que vous eus- siez à vous en occuper, et qui serait à vos ordres à toutes les heures du jour et de la nuit ? — Nous dirions : Celui-là est un bon garçon ; il ferait notre affaire et la sienne. — Eh bien ! ce garçon-là , ce sera moi , car je m'établis marchand de feu l'hiver prochain. » Une idée nouvelle , un homme voulant faire autrement qu'on n'avait jamais fait , souleva un toile général, un haro universel. Avant que per- sonne sût ce qu'était l'affaire , on en avait décidé ^'exécution impossible, les essais même inutiles; il n'y fallait plus songer. M. Jannier subit toutes les plaisanteries, tous les mots ironiques, avec le calme du génie. Il était fort, car il était confiant en lui-même ; il laissa passer l'orage. — Se chauf- fera bien qui se chauffera le dernier , se disait-il. Dès le lendemain , il loua là-bas, sur les bords de la Bièvre, presque dans les champs, rue Crou- — 67 — lebarbe, une espèce de masure abandonnée, un loit et une grande pièce entourée de murailles. Là , avec quatre pavés pris dans les terrains va- gues , un étouffoir de tôle acheté d'occasion , il commença son établissement. Il s'était placé en plein douzième arrondissement, au centre des tan- neries , afin d'avoir sa matière première sous la main. Une petite charrette à bras lui servait au transport de ses achats, et un grand coffre de bois doublé de ferblanc servait de magasin aux mar- chandises fabriquées. Avec ce modeste matériel» M. Jannier se mit à la besogne. Il établit un cou- rant d'air dans sa chambre ; les pavés lui servaient de fourneau. Il jouait sa fortune sur une carte ; il était parti à la grâce de Dieu , comme ces hardis marins qui vont à la recherche des mondes incon- nus. Il n'avait avec lui que son courage et sa bonne volonté. Il commençait avec 600 fr* en beaux écus sonnants. Pendant tout l'été , il passait ses journées dans jon laboratoire , sans vêtements , subissant à peu près la température du pain dans un four de bou- langer. Tout autre y serait mort; mais il était te- nace , courageux , entreprenant ; il voulait avoir raison des rieurs. Malgré ses travaux du jour, M. Jannier n'avait jamais cessé d'aller à la halle — 68 — aider les marchands pendant la nuit. Il y faisait l'ouvrage de trois hommes de première force ; mais il s'élait solennellement promis de ne pas tou- cher au capital consacré à son établissement , et il fallait vivre chaque jour. Vers la fin de Tété , il consiruisit un fourgon doublé intérieurement et extérieurement de forte tôle. Il l'adapta aux roues de sa charrette à bras , et, dès que les premiers froids se firent sentir, par une nuit fraîche et bien étoilée de la fin de sep- tembre , il apparut tout à coup sur le carreau des Innocents, traînant derrière lui quelque chose de noir qui avait toutes les apparences d'un coffre de deuil. Au moment où on s'y attendait le moins , on entendit tout à coup ce cri bizarre , qui fit retour- ner toutes les têtes : « Feu ! feu à vendre ! Voici le marchand de feu î Mesdames, approvisionnez vos chaufferettes ! Voi- ci le marchand de feu ! » Sa voix mâle et sonore avait traversé le marché de la rue Saint-Denis à la Halle aux Draps. Un mmense éclat de ri"re accueillit ce cri bizarre , qui renaît augmenter la collection des cris de la rue. Mais il avait excité la GMriosité, on s'approchait, on voulait voir, on voulait '''avoir. Les plus hardies d'entre les marchandes se ^hasardèrent à lui de- — 69 - mander de voir sa marchandise. Lui, toujours galant et conservateur fidèle des traditions de la chevalerie française, il s'empressa de leur montrer rintérieur du fourgon, qui semblait une fournaise ardente. Elles firent /aïVe leurs chaufferettes pour un sou, et dès le lendemain elles se chargeaient, en caquetant, de lui rendre inutile toute publicité. On ne parla plus dans les halles que du nouveau commerçant. La mode vint de se faire faire sa chaufferette et son gueux par le marchand de feu, qui était si gai , si bon enfant , qui avait to " nrs le mot pour rire. Aujourd'hui M. Jannier emploie quinze à /gt vieilles femmes à sa fournaise ; elles carbonisent des mottes tous les jours de l'année , hiver comme été. 11 a quatre vigoureux chevaux percherons qui traînent , non plus des voitures doublées en tôle , mais des espèces de locomotives en fer battu, qui ont des noms inscrits en lettres noires sur des pla- ques de cuivre : Vulcain , Polyphème , Cyclope , Lucifer^ absolument eomme les machines d'un che- min de fer. Ces voilures distribuent du feu à tou- tes les femmes des halles et marchés de Paris , de- puis le faubourg Saint-Antoine et le Temple jus- qu'aux faubourgs Saint- Germain et Saint-Honoré. Outre cela , il fournit les chaufferettes des vieil- — 70 — lards de plusieurs grandes maisons de refuge, et, si Tadministralion de l'assistance publique mettait en adjudication la fourniture de feu aux femmes de la Salpétrière et aux vieillards de Bicêtre, M. Jan- nier soumissionnerait, et son rêve, qui est déjà aux trois quarts réalisé , se trouverait surpassé. Il pourrait recevoir à sa table chaque jour MM. Des- hayes , Saint-Ernest , Christian , Ernest Vavas- seur, venir voir jouer ces messieurs dans sa loge prise au bureau de location , et s'y faire mener, non pas dans sa demi-fortune , mais bien dans une bonne et douce calèche tramée par deux beaux chevaux du Mecklembourg. Certes il y a des fortunes immenses à la halle, mais il ne faut pas croire pour cela qu'il suffise d'approcher du carreau des ïnnocenset d'avoir une idée pour à l'instant voir les croûtes de pain et le feu de mottes se changer en or. Là aussi il y a les vamcus de la fête , les Pierres qui roulent en n'a- massant point de mousse. 11 gravite autour des marchés une infinité de pauvres hères qui ne ga- gnent leur pain qu'avec des peines infinies et qu'en l'arrosant de leur sueur. Ceux dont nous parlions tout à l'heure, les Bricoleurs, par exemple , sont des gens actifs , entreprenants , hardis, qui ne re- culent devant aucun travail , qui s'offrent pour tout — 71 — faire, qui portent des fardeaux à assommer un bœuf , font dix lieues avant le lever du soleil , sont prêts à toute course, à toute commission, à tout labeur connu ou inconnu. Ils n'épargnent ni leurs bras ni leur corps ; ils sont dévoués , probes ; ils ont toutes les qualités qui dislinguenl Thonnête homme, et cependant ils ne recueillent pour tant de qualités qu'un salaire souvent insuffisant. La ï{êi>eilleuse j qui passe toutes les nuits à par- courir en tous sens les quartiers de Paris pour al- ler réveiller les marchands , les forts , les porteurs et les acheteurs de la halle, n'a que àxx centimes par personne et par nuit. Souvent il lui faut héler sa pratique pendant un quart d'heure avant d'en recevoir une réponse. Pour peu qu'un coup de pic- ton de trop se soit égaré dans le gosier de l'abon- né , il s'endort la tête lourde ; la pauvre réveil- îeuse est obligée de monter trois ou quatre (^tages , pour l'arracher aux douceurs du lit. Elle est reçue ' par des grognements , des bourrades. Rien ne l'é- meut : elle a sa conscience pour elle ; elle sent qu'elle fait son devoir, et elle sourit encore à ceux qui l'injurient, persuadée qu'elle est que le len- demain ils la remercieront de son insistance. j L'état de réveilleuse est un des plus durs et des plus fatigants de tous ceux qui s'exercent aux al on- — 72 — tours des ftalles et marchés , et néanmoins c*est un des moins rétribués. Jadis les réveillés donnaient aux réveilleuses de quatre à six sous ; mais, aujour- d'hui que les affaires vont bien , que les loyers aug- mentent, la concurrence s'en est mêlée, et, quoique les somptueuses bâtisses de la rue de Rivoli aient éloigné du quartier presque toute la population des halles , il y a des réveilleuses qui s'offrent à dix centimes, et qui sont obligées, pour satisfaire leurs pratiques, de se transporterjusqu'au fond des fau- bourgs bien avant l'heure qui leur est désignée. Auparavant, lorsque l'agglomération existait dans le quartier St-Denis, une bonne réveilleuse (car là comme partout il y a des gens qui ont du talent, qui sont plus ou moins appréciés ; les voix claires et perçantes , par exemple , sont surtout recher- chées), une bonne réveilleuse, disions-nous, pou- vait avoir jusqu'à quinze et vingt clients, ce qui lui faisait une journée de trente à quarante sols par jour, sans compter les bonis, plus les ménages des réveillés , qui lui étaient presque toujours octroyés. Aujourd'hui il est presque impossible, avec la dis- sémination causée par les démolitions nouvelles , d'en réunir plus de cinq ou dix. C'est donc un étal perdu , pour le moment du moins. L'Angle gardien semble devoir subir le sort des — 73 — eveilleuses ; il a beaucoup perdu de son importance ivecles démolitions» mais il lui reste uneressour- le : il se retire aux barrières , où il aura encore de .'ouvrage pendant de longues années. Mais, à propos, qu'est-ce qu'un ange gardien ? Je vais vous l'expliquer. On nomme ainsi un homme qui est préposé , chez les marchands de vins et dans les cabarets en renom , à la surveillance des ivro- gnes. Il les prend sous sa protection, il les recon- duit chez eux, et il en répond au cabaretier qui les a confiés à ses bons soins. Il doit les défendre, au besoin les coucher, en un mot ne les quitter qu'alors qu'ilssont en sûreté, loin de la portéedes voleurs dits au poivrier^ gens sans foi , sans croyance , qui dé- valisent les ivrognes , sans respect pour le dieu Bacchus, dont ils sont les fervents adorateurs. N'est pas ange gardien qui veut. On ne peut se figurer toutesles qualités qui lui sont demandées. 11 passe un examen où plus d'un bachelier échoue- rait. Un bon ange gardien doit être sobre ; sans cela il boirait avec son protégé , et tout serait per- du. Les ivrognes veulent toujoursboire , même alors qu'ils ne peuvent plus porter leur vin. Et il n'y a pas de femme désirant une parure , de solliciteur demandant une place, qui emploient plus de dé- — 74 — tours , plus de paroles doucereuses , plu« de flat- teries , que l'ivrogne. Il devine toutes les insinua- tions, toutes lescâlineriesdes coquettes les mieux exercées, pour arriver à son but. L'ange doit de- meurer fern>e , impassible , ne se laisser induire en aucune tentation , aller droit son chemin , n'accé- dant à aucune prière , ne se laissant intimider par aucune menace. Il doit être brave , en effet, car il faut qu'il tienne tête à ceux qui ont le vin mau- vais^ qu'il soit 'toujours prêt à se jeter au milieu de la rixe lorsque le client se livre à ses ébalte- ments sur les épaules de quelque passant peu en- durant. Et puis, de quelle patience ne doit-il pas être doué pour comprendre et réfuter toutes les di- vagations que suggère le vin dans ces cerveaux exal- tés, en délire , qui semblent jouer aux propos in- terrompus. Il doit savoir flatter la manie de son compagnon , entrer dans ses vues , le comprendre , s'en faire écouter et l'intéresser par une conversation vive et animée. C'est alors qu'il rendrait des points à tous les diplomates pour la finesse, l'à-proposde ses réparties , et sa façon de plaider le faux pour arriver au vrai. A toutes ces qualités morales l'an- ge gardien doit joindre les qualités physiques les plus remarquables. S'il n'est adroit , vigoureux, ingambe , il devient impropre à remplir ses fonc- — 75 — lions , car il lui faut souvent emporter son homme sur ses épaules pour l'arracher aux tentations et aux collisions si fréquentes aux barrières et à la halle. Eh bien , toutes ces qualités , toutes ces vertus, (car, si nous n'avons pas compté la probité la plus stricte , c'est que les anges gardiens la jugent si na- turelle chez eux , qu'ils n'en parlent même pas), ces périls qu'ils affrontent, tous ces ennuis qu'ils subissent, sont cotés comme les fonds à la bourse. Ces hommes, qui sont si bien nommés , ne gagnent souventpasde quoi s'entretenir. Chez les marchands de vins , où se réunissent les véritables ivrognes , aux renommées , aux guoguettes ( maisons où l'on chante), il est établi qu'un homme qui ne peut plus se tenir doit être reconduit. Pour cela , il donne ce qu'il veut à son ange gardien , qui se fie à la géné- rosité du buveur ; mais celui-ci ne peut jamais don- ner moins de cinquante centimes : c'est une règle établie, une convention adoptée, à laquelle per- ^ sonne ne manque. ] Celui qui refuserait d'acquitter cette dette serait renié par ses confrères, car il porterait préjudice à la sûreté de tous. En effet, dès qu'un homme est mis entre les mains d'un ange , eût-il cent francs dans ses poches , le lendemain en se réveillant il — 76 — est certain de les trouver tels qu'il les y avait mis. On ne se souvient pas , de mémoire d'ivrogne , d'un seul buveur qui ail été dépouillé ou qui ait eu à se plaindre des procédés de son ange gardien , car à toutes les qualités énumérées plus haut il faut encore joindre la politesse. Généralement ils sont nourris par les marchands de vins qui les emploient, auxquels ils rendent de menus services , et qui les en récompensent en leur donnant par ci par la un morceau à manger. L'ange gardien est ordinairement une espèce de poète , un rêveur, qui aime la vie contemplative ; c'est le lazzarone de Paris; il se contente de peu et vit dans ses rêves à la recherche d'un inconnu quel- conque. Sa journée ordinaire ne monte jamais à plus de trente ou quarante sous ; mais il a ses di- manches et ses jours de réunion. Les habitués le respectent et sont pleins d'attentions pour lui. Ils ne commandent jamais un repas sans Tinviter à y prendre place. Il vit heureux de cette considéra- tion et fier de sa conscience pure et sans tache. Il ne fait pas d'économies , mais il se crée de bonnes relations pour les mauvais jours. On en cite deux qui ont été portés sur le testament d'un riche ivro- gne, ancien banquier, quifréquentaitle cabaret de V Arrosoir, à Montparnasse, et qui, malgré ses r^n- — 77 — tes et sa passion pour le vin à six , avait su garder au fond de son cœur assez de reconnaissance pour se souvenir, à son lit de mort, des deux pauvres dia- bles qui lui avaient tant de fois épargné le dange- reux bonheur de coucher dans les champs. A côté de ces bonnes , belles , fortes et franches natures, pourquoi placer ce petit homme à jambes grêles et à gros ventre , cet esprit faux, cauteleux, chicaneur, âpre au gain , cet être amphibie , moitié avocat, moitié accusé? C'est qu'ici, comme partout, tout est contraste , tout est antithèse. Nous allons entrer dans le monde qui ne vit que le code à la main et qui étudie sans cesse la manière de poser le pied entre ses paragraphes, sans jamais marcher sur un article criminel. C'est ce qu'ils nomment, dans leur argot, faire suer Thémis , et les prati- ciens qui exercent l'état, qui vivent des conseils qu'ils donnent pour faire éviter les rigueurs de la loi, prennent le nom de Favoris c'e la déesse. Ces gens connaissent le code mieux qu'ils n'ont jamais su le catéchisme; ils en savent le fort et faible, ils en ont étudié tous les détours , et ils se promè- nent à l'aise dans le labyrinthe des lois. Certes , leur industrie n'est pas parfaitement honorable; un bourgeois delà rue Saint-Denis ou un fabrican du faubourg n'y destinera pas ses fils , et nous ne — 78 ~ la consignons ici que parceque nous désirons au- tant que possible faire de ces études une galerie complète. Une façon d'huissier marron , d'homme d'affai- res ténébreux , plus retors qu'un procureur, tient son cabinet chez un marchand de vin du quai aux Fleurs , au milieu des tables de marbre , dont l'une lui est réservée. Lorsque je pénétrai dans ce ca- binet , toutes ces tables étaient occupées. Je m'em- parai de la seule libre. Je vis que cette action si simple semblait produire un effetinaccoutumé dans l'endroit. On me regardait en dessous ; toute la race des rats du palais qui fréquentent rétablisse- ment, praticiens, recors, grossoyeurs d'études de bas étage, gratte-notes , en un mot toute l'aimable engeance commençait à murmurer. En effet, j'a- vais fait une école ; j'avais eu l'imprudence dô m'as- seoir à la table de m. auguste. M. Auguste est lemamamouchi, le grand-vizir, l'homme saint de l'établissement. Il est choyé, en- vié, admiré ; on rit de ses bons mot-s. Il y entre en triomphateur. On se lève , on se découvre à son approche. Comme Jupiter, il fait trembler tout ce peuple en fronçant le sourcil. Heureusement pour ma pauvre personne , j'étais en compagnie d'un homme qui avait l'insigne honneur de connaître — 79 — M. Auguste. Sans cela on me faisait un mauvais parti. Lorsque M. Auguste fit son entrée triomphale, il nous regarda d'un œil courroucé; mais bientôt, ayant reconnu mon compagnon, il s'avança vers nous d'un air souriant. Tous ces gens qui atten- daient un éclat, qui étaient prêts à'nous courir sus, changèrent de physionomie comme par enchante- ment. M. Auguste ne nous avait-il pas salués? M. Auguste est un homme de trente-cinq à qua- rante ans ; il a une physionomie qui ne prévient nullement en sa faveur. 11 a de gros yeux vert de mer à fleur de tête qui sont faux, une bouche fausse, un faux sourire , unfaux loupetblond albinos. Nous l'avons dit, ses jambes sont grêles et son ventre est gros. Il est tout de noir habillé , il singe autant qu'il peut la tenue des gens du palais. Mais tout cela est vieux et râpé , car M. Auguste s'habille au décroche-moi cela, ce qui veut dire en fran- çais : chez le fripier. Mon compagnon avait jugé à propos, pour dé- lier la langue de cet important personnage , de l'inviter à déjeuner. M. Auguste jouit d'un remar- quable coup de fourchette; mais il a un verre superbe; au café, je m'aperçus qu'il devait être un des enfants les plus distingués de Paris , car ce — 80 — n'est qu'au septième ou huitième petit verre qutl daigna nous donner quelques renseignements sur son truc , le métier qui le fait vivre. M. Auguste est un ancien clerc de province. Il est venu à Paris sans sou ni maille ; il a été mar- chand de contremarques à la porte des théâtres du boulevard , où il a connu beaucoup de flâneurs et de petits rentiers, gens désœuvrés qui ne savent jamais comment franchir l'abîme immense qui sépare le déjeuner du dîner, la lecture du journal de l'ouverture des théâtres. Un jour qu'il se pro- menait dans le palais, il vit beaucoup de ces bons citadins qui stationnaient à la queue du public des tribunaux et qui faisaient mille gentillesses aux gardes municipaux pour les attendrir et tâcher de pénétrer dans le sanctuaire de la justice. M. Au- guste , qui est un homme à expédient, vit là une source de fortune. Il avait une idée. Dès ce moment il passa ses journées à courir dans les corridors du palais , accostant toutes les personnes qu'il voyait sortir des cabinets de mes- sieurs les magistrats instructeurs. Il se proposait pour conduire les témoins à la caisse afin d'y tou- cher les deux francs que la justice alloue à tous ceux qui viennent la renseigner. Lorsque le té- moin avait reçu son argent, et qu'après avoir offert — 81 — soit un canon de vin, soit une demi-tasse à M. Au- guste , il voulait le quitter pour vaquer à ses af- faires , celui-ci l'apitoyait en lui contant quelque histoire bien larmoyante, bien pathétique; il sa- vait encore se faire donner quelques sous pour sa peine. D'autres fois, le témoin dédaignait la rétri- bution ; alors M. Auguste changeait sa batterie : il inventait un autre conte, il implorait sa pitié; il lui demandait son assignation en lui disant qu'il était père d'une nombreuse famille. On lui aban- donnait facilement ce morceau de papier inutile. C'est en collectionnant toutes ces citations et assi- gnations que M. Auguste a fondé le magasin qui le fait vivre. Aujourd'hui, M. Auguste vit comme un cha- noine ; il est devenu une autorité dans le bas peu- ple du palais; il gagne beaucoup d'argent. H loue des citations en témoignage aux curieux pour les faire entrer aur ^ours d'assises et aux chambres correctionnelles, les jours de procès curieux. Les gardes municipaux qui sont de planton aux portes des tribunaux ont pour consigne de ne laisser passer que les personnes assignées. Ils ne lisent jamais les assignations ; il suffit donc qu'on se pré- sente hardiment avec un papier timbré pour qu'ils vous laissent passe» 'mr du moment au'on a le — 82 — papier, la consigne est sauve. M. Auguste avait observé cela; aussi a-t-il su en profiter. Il sait par cœur la liste des affaires à juger; il connaît les jours où les premiers sujets du barreau et de la magistrature debout doivent prendre la parole ; el ces jours-là, dès sept heures du matin, il est à son poste avec sa liasse de citations et d'assignations périmées. 11 les loue ordinairement 1 fr. pour la séance. On le connaît; il a ses habitués; on ne paie qu'après qu'on est placé ; mais on est obligé de laisser en nantissement 5 fr. , qu'il ne remet qu'après la restitution de son papier. — « Et vous gagnez beaucoup d'argent à ce métier-là ? lui demandai-je. — C'est selon les procès ; celui de Laroncière m'a rapporté jusqu'à cent francs par jour ; j'étais obligé d'envoyer un de mes clercs dans la salle , pour redemander mes assignations. J'ai loué la même citation jusqu'à dix fois en une séance. Soufflard n'a pas mal donné ; la bande de Poil-de- Vache était bonne , mais ne valait pas les habits noirs. — Et les affaires politiques ? — Cela dépend des personnages. Les complots m'ont laissé d'ailleurs d'excellents souvenirs ; les procèê de presse furent d'un assez joli rapport. — 83 — Les cris séditieux valaient moins. Quant aux cri- mes, aux infanticides, aux faux, aux vols de con- fiance, c'est chanceux. — D'après ce que je vois , en lisant les détails d'un assassinat, vous savez combien il vous rap- portera. — Il y a crime et crime ; c'est la position de l'accusé qui fait tout. SMl est jeune et féroce, il devient intéressant ; c'est très bon. Si c'est un homme qui a simplement tué sa femme ou un pas- sant dans la rue, ça ne vaut absolument #ien. Les maris jaloux et farouches amènent des dames. Mais parlez-moi de ces gaillards qui coupent leur maîtresse en morceaux ! qui l'attendent le soir dans une allée , la poignardent et tirent un coup de pistolet à leur rival ! à la bonne heure ! c'est du nanan ! Ils ont un public à eux, on les lorgne, on leur envoie des albums pour y écrire deux mots, ils posent devant un parterre de femmes. S'ils sont tant soit peu jolis garçons et que l'affaire prenne plusieurs audiences , la seconde journée double ma recette. Si le jugement se prononce la nuit, je suis obligé de donner des contremarques. La nuit est très propice aux drames judiciaires, le beau sexe s'y crée des fantômes. C'est si inté- ressant, un scélérat passionné qui égorge propre^ — sè- ment la femme qu'il aime ! il y a de quoi en rêver quinze jours. On envie le sort de la victime, on voudrait être aimé ainsi une fois , rien que pour en essayer. Ah ! Lacenaire ! nous ne trouverons malheureusement pas de sitôt son pareil ! Il faisait des vers, monsieur! s'écria M. Auguste, d'un air moitié d'admiration et moitié de regret. 11 était galant, intéressant, il s'exprimait bien. Encore deux affaires comme la sienne, et je me retirais dans mes terres. Ah ! si le huis-clos n'existait pas pour certains attentats ! quelle source de fortune ! je serais millionnaire. Tout le ntonde en veut: c'est le fruit défendu. » Une espèce de pleutre ballottant dans un im- mense habit noir boutonné jusqu'au col , et dont les jambes flageolaient, vint interrompre M. Au- guste au milieu de ses regrets. C'était son clerc. Cet homme le remplace lorsqu'il y a plusieurs affaires intéressantes le même jour; il lui recrute des clients, il lui procure des affaires, car M. Au- guste joint à son industrie celle de défenseur offi- cieux aux justices de paix ; il fait en outre des mémoires et des pétitions aux ministres. Le Bétripé, il est ai«si surnommé, a plusieurs cordes à son arc. Dés qu'un crime est commis , il se transporte fur les lieux ; il recueille tous les - 85 — bruits, il raconte les détails, il a soin de dire sott nom et son adresse dans les cabarets environnants, il répèle cent fois ces détails, il en invente au besoin, on les redit, cela arrive jusqu'aux magis- trats instructeurs ; on le fait appeler, il raconte ce qu'il a entendu dire ; il fait une déposition insi- gnifiante. On le renvoie, mais il a ses quarante sols, c'est toujours ça de gagné. Du reste, il jure- rait, au besoin, sur l'Évangile, devant Dieu et les hommes , après avoir vu un chien de chasse étran- gler un lapin , que c'est le lapin qui a commencé , qu'il avait tous les torts , et que ce n'est qu'à son mauvais naturel qu'il doit sa triste fin. Ce maître Jacques n'ose faire concurrence à son maître, car celui-ci maintenant ne mendie plus les assi^^nations : il les achète et les paie plus cher que U caissier du palais. Il ne souffre pas de ri- varx; il leur fait une guerre acharnée. Il a fait sa pjtite pelote, comme il dit; il espère bientôt pou- voir se retirer à la campagne, pour y former sou- che d'honnêtes gens. Quand nous quittâmes M. Auguste, il nous re- garda d'une façon triomphante, et il dit à ses admi- rateurs : « — Je les ai épatés^ les bourgeois ! n Il avait raison, en effet : nous étions émer- veillés. 86 V. CORRESPONDANCE. — LEj FÊTES ET FOIRES. — LB8 JEUX LE 90. — LE LAPIN IMMORTEL. — LE PATISSIER AMBU- LANT, Un journaliste ne manque jamais de recevoir beaucoup de lettres , affranchies ou non , signées ou anonymes, de compliments ou d'injures, lors- qu'il a entrepris une série d'articles sur un sujet quelconque. En voici deux entre celles qui nous sont parvenues à propos de nos Industries incon- nues : « Monsieur, » Je lis avec le plus grand plaisir les articles que vous publiez dans le journal le Siècle^ qui est mon journal. Vous voulez faire une galerie originale de tous les commerces que nous inven- tons chaque jour, nous, pauvres gens jetés au ha- sard sur le pavé de Paris. Ce que vous avez dit jusqu'à ce jour est vrai, bien étudié et compris. Presque tous ces industriels me sont connus, et quelques uns sont mes amis. » J'ai cependant une observation à vous faire. Peut-être veus paraîtra-t-elle juste. — 87 — » Lorsque vous avez parlé de mon ami Cha- pellier, le boulanger en vieux , vous avez dit : « Le père Chapellier a su tirer des croûtes de » pain tout ce qu'on en pouvait tirer. » » Cela n'est pas exact. Il n'est peut-être pas d'industrie au monde autour de laquelle un homme ne trouve à ramasser sa vie. On peut penser à tout , embrasser d'un coup d'oeil toutes les bran- ches qui viennent se rattacher à l'arbre principal, mais on ne les cultivera pas toutes. Le temps, la place, les outils, la patience, manquent. Puis vous ne pouvez vous figurer quelle est la force de cet axiome : « Il faut que tout le monde vive. » Rien ici-bas ne se fait qu'en vertu de ce principe. Le fabricant de bijouterie qui, après avoir brûlé ses cendres et les balayures de son atelier, vend les cendres des cendres au laveur de cendres , sait parfaitement bien qu'il y a encore de l'or dans ce qu'il vend , mais il se dit : « Il faut que tout le monde vive. » Puis il n'a pas l'admirable patience de l'Auvergnat, il n'est pas outillé, il n'a pas d'em- placement convenable pour faire le lavage lui- même ; il perdrait trop de temps à l'entre- prendre. » Il en est de même partout. En littérature, après le romancier, qui trouve le sujet, esquisse ^ 88 — les caractères, décrit les lieux, donne la vie aux personnages, les fait marcher , parler, agir, en »m mot écrit un Hvre, vient l'auteur dramatique, qui transporte tout cela au théâtre sous une autre forme. Le premier auteur eût pu faire la pièce lui-même, mais il n'est pas en relation avec les directeurs, et d'ailleurs il n'est pas outillé pour le théâtre, il ne connaît pas les ficelles de la scène. Il ahandonne donc son œuvre à qui veut la pren- dre : il faut que tout le monde vive. » Examinez , cherchez, et vous trouverez tou- jours une glane dans les champs déjà moissonnés. Quelqu'un qui voudrait bien s'en donner la peine vivrait même des huissiers, qui vivent aux dépens de tout le monde, et ce ne serait ni la moins cu- rieuse ni la moins productive des industries in- connues, »Moi, Monsieur, qui écris ces lignes, j'ai trouvé ma glane dans le champ du père Chapel- lier, j'en vis depuis une vingtaine d'années, et je n'ai pas à me plaindre de mon sort. Si je ne suis pas un capitaliste comme mon heureux ami , je suis du moins un notable commerçant dans le genre. Si vous voulez me faire l'honneur de venir me voir, je vous montrerai mes fours, je vous ex- pliquerai mes moulins; je crois que vous aussi — 89 — vous pourrez trouver à |?]aner quelques bonnes observations dans mon champ. «Agréez, Monsieur, etc. Hébard. » Nous nous sommes donc rendu derrière ce ▼ieux collège Henri IV , où nous avons passé les dix plus belles années de notre vie, pour visiter l'usine de M. Hébard. Un grand gaillard, qui portait pardieu bien le gilet rouge distinctif des valets de grande maison, vint nous demander ce que nous voulions. a Je désire voir M. Hébard. — Il est dans sa bibliothèque; si monsieur veut me dire son nom, j'aurai l'honneur de l'an- noncer.» Tout se fait dans les formes ; mais nous som- mes habitué aux surprises. Quelques instants après, un homme d'une cinquantaine d'années vint à notre rencontre. Il était vêtu d'une vareuse rouge et d'un pantalon de moleton à pied. C'était M. Hébard. Si les Parisiens, qui, à l'exemple de Voiture, ont la prétention de deviner la profession d'ut passant rien qu'à sa démarche, rencontraient no- tre industriel se promenant un jour au Luxem- bourg, nous sommes certain qu'ils pourraient s'at- tirer la même réponse que celle qu'on fit au poète — 90 — du dix-septième siècle, lequel, voyant un jour un homme en carrosse qui passait sur le Cours la Reine , l'aborda en disant : « Monsieur, j'ai pa- rié que vous êles un receveur aux gabelles. — Monsieur, lui répondit le quidam, pariez quevous êtes une béte, et vous gagnerez. » En effet, jamais homme n'a moins eu le physi- que de son emploi que M. Hébard : il est petit, un peu replet ; il a les mains blanches, le visage pâle et blanc, comme tous les hommes qui mè- nent une vie sédentaire , et certainement le phy- sionomiste moderne voudrait voirdansM. Hébard un homme de bureau, un professeurou un savant, et non pas un homme de travail manuel et d'in- vention commerciale. Nous l'avons dit, presque jamais ces hommes qui cherchent si péniblement la fortune n'aiment l'argent pour le bien-être qu'il procure; ils veu- lent la fortune , non pas pour la fortune , mais pour satisfaire un caprice, pour avoir quelque chose qui leur a fait envie chez un autre qu'ils ont connu il y a vingt ans. M. Hébard, lui, doit son énergie à un voisin qui possédait une biblio- thèque. M. Hébard y passait sa journée et ses soi- rées à lire Voltaire. Un jour il lui arriva à peu près ce qui arr^f* dans le conte des Deux Voisins. — 91 — L'un deux avait des livres et un ménage très mal monté ; l'autre avait au contraire un très beau mé- nage, mais pas le plus petit livre. Un soir celui- ci cria à travers la cloison : « Voisin, prêtez- donc un livre, je ne puis dormir. — Mes li- vres ne sortent pas, répondit celui-là; venez lire chez moi tant que vous voudrez. » Quelques jours après, ce fut le tour du bibliophile de s'é- crier : « Voisin , mon feu ne veut s'allumer ; prêtez-moi votre soufflet. — Venez souffler chez moi tant que vous voudrez, répondit l'autre, mon soufflet ne sort pas de chez moi. » Or, dès qu'Use fut brouillé avec son voisin, M. Hébard se dit : — Moi aussi j'aurai mon Voltaire ! Et il se mit à travailler pour se le procurer. Mais, âgé de quinze ans, il n'était que petit patronnet chez un regratder. Les regrattiers sont les pâ- tissiers qui fabriquent les chaussons aux pommes, les brioches sans beurre et les gâteaux sans sucre qu'on vend aux écoliers et aux gamins de Paris. Il gagnait, pour-boire compris, vingt-cinq sous par semaine. M. Hébard était nourri à la bouti- que, et ses parents, qui étaient portiers d'un hô- tel d'étudiants dans la rue Saint-Jacques, le lo- geaient. Pour se procurer les quatre-vingts volu- mes de Voltaire, édition Touquet, à un franc — 92 — soixante quinze centimes le volume, il fallait donc deux années d'économie. M. Hébard ne se sentit pas ce courage. Il abandonna son métier pour se faire camelot^ c'est-à-dire marchand de bimbelot- teries dans les foires et fêtes publiques. Il y por- tait de la bijouterie fausse. Pendant trois étés, il fit les départements de la Seine, Seine-et-Marne, Seine-et Oise. Ses affaires prospérèrent au delà de ses espérances. Mais ce qui lui profita beaucoup plus que son commerce, c'est qu'il y apprit tous les stratagèmes que les marchands forains mettent en pratique pourvivre. Il connut leurs besoins, leurs façons d'acheter, de vendre , et il y conçut une idée excellente : aussi manqua-l-elle de Tenvoyer passer cinq ans à Sainte-Pélagie. On y enfermait encore les prisonniers pour dettes. Il voulut fon- der à Paris une sorte d'entrepôt où tous les came- lots s'approvisionneraient de marchandises. L'af- faire ne réussit pas ; il dut faire faillite, et le Vol- taire ne fut pas encore acheté de cette fois. Pendant les trois années d'ensuite, il accompa- gna les Hercules, les femmes phénomènes, les disloqués, les avaleurs d'épées, les mangeurs de feu, les dentistes, les escamoteurs, les banquistes, les nains, les géants, les enfants à deux têtes, les veaux à quatre cornes et tous les charmants spec- — 93 — taeles qui réjouissent les yeux du peuple le plus spirituel du monae ùans les jours de réjouissan- ces. Il s'était acquis une certaine réputation dans le boniment f \^ postiche ^iXdi parade. On nomme ainsi le prologue que les saltimbanques jouent devant leur baraque pour allécher le public en l'amusant aux bagatelles de la porte., et qui fi- nit invariablement ainsi : « Entrez, messieurs, mesdames, entrez ; vous y verrez ce que vous n'avez Jamais vu ; et cela ne coûte que 2 sous. 2 sous! il faudrait ne pas avoir 2 sous dans sa po- che, etc. )) M. Hébard, qui était Parisien, qui savait son boulevard du Temple par cœur, imitait les comi- ques à la mode , faisait des grimaces , parlait fort et captivait Tattention des combrousiera : c'est ainsi que les forains nomment les paysans. Aussi Gringalet était-il fort recherché par les Bilboquets du temps. C'est tout un monde à part, nous disait-il, que la population des forains ; il serait très curieux de les étudier. Figurez-vous qu'il y a là des fa- milles entières qui n'ont jamais habité dans des maisons; les enfants naissent, vivent, grandissent et meurent dans ces longues et larges voilures qu'on rencontre souvent sur les routes, et dans — 94 — lesquelles ils couchent, font leur cuisine et trans- portent tout leur mobilier. Ils se marient entre eux, et les nouveaux conjoints ne font que passer d'une voiture dans une autre. Un enfant n'a pas deux ans, qu'on lui a déjà assoupli les reins, pour lui apprendre la dislocation et les sauts de carpe. Il fait ses exercices d'agilité, il danse la danse des œufs, à l'âge où les autres enfants font à peine leurs dents. Ce petit être, à dix ans, connaît à fond toutes les roueries qu'on n'apprend dans le monde que par une longue pratique de la vie, et la fréquentation assidue des sociétés les moins mêlées. Lorsque les autres balbutient papa, ma- man, et jouent à la poupée, lui , il entortille déjà le pétrousquin en faisant la manche il sait attra- per le public en faisant la quête). C'est pitié de voir ces vieux enfants qui raisonnent de tout et avalent le canon comme des hommes. Les gens du monde croient qu'Eugène Sue a exagéré les caractères de Bamboche et de Basquine. Non, le profond moraliste n'a fait qu'atténuer, au con- traire, ce que ces mœurs nomades ont d'horrible. Il faut avoir un corps de fer, un cœur d'acier, une àme de bronze, pour vivre de celte vie-là. Vient ensuite le truqueur. On appelle ainsi tous ces gens qui passent leur vie à courir de foire en foire, de village en village, n'ayant pour toute in- dustrie qu'un petit jeu de hasard. Cela s'appelle passe-carreau , le chandelier^ etc. Le jeu du chandelier consiste à abattre un chandelier de feutre sur lequel on a mis 1 sol. Le joueur, armé d'une longue baguette , doit d'un seul coup faire tomber ces deux objets hors de l'assiette qui les supporte. On joue ordinairement un lapin, de l'argent ou des macarons. Cet exercice paraît fort simple au premier abord, et le truqueur l'exé- cute avec une telle facilité que tout le monde veut essayer. On s'entête à gagner, les paris s'engagent entre le marchand et le joueur, et bientôt celui-ci quitte la place le gousset à sec. Il est tel industriel de ce genre qui part au printemps, emportant un lapin dont, à la fin de la campagne , il fait une excellente gibelotte. Pendant les six mois de beau temps , il gagne de quoi passer grassement son hiver. Voici la mise de fonds: un chandelier en feutre, deux sous; une assiette , trois sous ; un lapin , trente sous. Quant à la baguette, il la cueille au premier aulne qu'il rencontre sur son chemin. Ajoutons-y le sou à mettre sur le chandelier: total, trente-six sols. C'est avec ce capital qu'il vit, qu'il nourrit sa femme, qu'il élève plusieurs enfants, et qu'il — 96 — finira par acheter quelque beau domaine. Il y a peu de financiers, même à la bourse de Paris, qui saehenl mieux faire sucr\Q\xv argent. Dans certains pays , les fêles sont organisées par des particuliers. Ces pays- là sont la terre promise des banquiers du hirihi^ du passe-car- reau et du chandelier. On charge ordinairement de la surveillance de la foire le garde champêtre du lieu ou un des gardes du plus riche proprié- taire. Alors les truqueurs font ce qu'ils nomment une bouline ., c'est-à-dire une collecte *întreenx, et ils chargent un compère de distraira le surveil- lant, de remmener à Té^art, de rinviter et de le griser. Alors , malheur aux pauvres péfrous- quins (particuliers) qui s'aventurent à jouer ! ils sont rançonnés sans merci. Une sentmelle veille pendant ce temps avec mission de signaler l'ap- proche fortuite de la maréchaussée : la gendar- merie a tant de préjugés! Si vous vous êtes promené dans une fête de village, vous avez dû jouer au quatre-i^inf^t-dix . Ce jeu est une espèce de loto , et l'un des specta- teurs se charge de remplir l'othce du destin : il plonge la main dans un sac et en retire le numéro qui doit faire un heureux. On y gagne ordinaire- ment de la porcelaine. Vous y voyez des déjeu- — 97 — ners, des vases superbes, de belles pendules , etc. Le quatre-vingt-dix adroit aune pièce au choix du gagnant, mais ce gagnant est presque toujours un ami sûr, un compère^ qui emporte son gain, fait le tour de la tente et remet l'objet gagné à son premier et seul propriétaire, le banquiste. Quel- quefois celui-ci offre à son compère , devant tout le monde, de le reprendre pour cent cinquante ou deux cents francs. Le compère n'a garde de refuser, et on lui compte la somme. Le public, alléché par un tel gain , passe sa soirée à tirer des nu- méros, et s'en retourne chez lui, emportant des coquetiers , deux ou trois verres communs et des tasses dépareillées. Le tour est fait, le combrowsier a été mis dedans. Il existe dans les foires des environs de Paris une boutique de porcelaines véritablement luxueu- se ; on y voit de tout , des vases d'église et des glaces dignes de figurer dans le boudoir d'une petite-maîtresse; les mille caprices de la mode y chatoient, coffrets ornés de médaillons ciselés et verres de Bohême. La boutique est tenue par une dame agréable et sa demoiselle^ qui est char- mante. Lorsqu'elles arrivent dans un village, en demandant au maire la permission d'étaler, elles comipencent par faire un don de cent à deux cents — 98 - francs aux pauvres de la paroisse. Cela fait du bruit dans le pays ; la dame et sa demoiselle as- sistent à la grand'messe et n'ouvrent leur boutique qu'après l'office divin. Cela fait très bien. La haute société du lieu s'empresse d'accourir au magasin de ces dames : les femmes pour voir une per- sonne si pieuse , les jeunes gens pour contempler les beaux yeux de la demoiselle. La partie s'en- gage; c'est à qui restituera en détail la somme si généreusement donnée aux pauvres. Et voilà comment il se fait que la dame possède aujour- d'hui deux maisons sur le pavé de Paris et que la demoiselle a dû l'an dernier épouser un notaire. Parlez-nous de la philanthropie ! c'est le meilleur placement qu'on ait encore prouvé. Demandez à messieurs tels qt tçls, qui se sont fai( de si bonnes rentes en visitant les pauvres prisonniers. Donc M. Hébard traversait tou^ ce monde-là, mais en philosophe observateur. 11 était un peu poète , et faisait des couplets ; un peu orateur, et i composait des parades; un peu acteur^ et jouait ses "œuvres; et cela en continuant de rêver à son Vol- taire. Enfin, un jour, jour à jamais mémorable, la troupe d'acrobates à laquelle appartenait M. Hébard donnait ses représentations à Moniargis. Un régi- '■' ment qui passait fit sa grande halte sur la place de — 99 — la ville. Il menait à sa suite tout son attirail de guerre, et notamment un petit four ambulant. M. Hébard, qui se connaissait en fours, voulut voir celui-ci. Il l'examina ei s'en fit expliquer tout le mécanisme. Il eut affaire à un homme qui, par amour-propre , lui donna tous les renseignements possibles. C'était le boulanger du corps. Ce soldai boulanger était un noble, de très haute naissance, dont la famille avait été ruinée et dispersée par les événements. Ne sachant que faire , sans état , sans ressources , il s'était fait soldat pour vivre , croyant gagner l'épaulette en six mois; mais son éducation était trop négligée , et on le relégua à la manutention des vivres. Là il devint boulanger, et excellent boulanger. En 18... il était donc attaché comme maître-boulanger à un régiment de ligne. Nous le reverrons bientôt. Mais revenons. M . Hébardvit tout de suite une belle fortune dans ce simple four de campagne. En remontant sur son estrade pour faire sa dernière parade, il feuil- letait déjà dans son imagination les premières pages de son Voltaire, édition Touquet. En effet, en revenant à Paris, le premier soin de notre voltairien fut de courir chez les fabricants de tôle et de se faire construire un appareil semblable à celui qu'il avait admiré la vielle à Moatargis. Urwvôr ;iUi BÎSLIOTHECA Ctfavieoê'* - 100 — Le dimanche suivant il s'établissait dans une des avenues des Champs-Elysées. C'était le temps de la vogue de M. Coupe-Touj'ours, le marchand de galette du boulevard Saint-Martin. M. Hébard, d'après ce principe que tout état laisse une glane pour quelqu'un, se mil à glaner sur M. Coupe- Tou fours. 11 se fit fabricant de galette ambu- lant ^ il courut les fêtes et les foires , traînant tou- jours derrière lui son établissement. 11 eut un moment de grande vogue ; mais, voyant qu'il était menacé d'une nombreuse concurrence, au lieu de s'y opposer, il se mit à faire fabriquer des fours pareils au sien , et les vendit à qui en voulut; puis, avec son juste instinct , sentant que l'affaire ne pouvait durer, il laissa cette industrie devenue vulgaire pour se faire fabricant de pain d'épice commun. Au premier coup d'œil , faire du pain d'épice ne paraît pas être une grande innovation. Les Champenois de Reims sont réputés pour fabri- quer le meilleur; mais le faire à si bon marché nue personne ne puisse rivaliser avec vous, voilà !a malice. 11 fallait trouver quelque prodige de la chimie qui remplaçât la farine de seigle , comme les gargotiers de la barrière savent remplacer, dit- on , le bœuf par du cheval el le lapin par du chat. — 101 — Or un homme vendait des croûtes de pain à un prix qui ne permettait pas de supposer que jamais ce qu'il vendait fût sorti de la boutique d'un boulanger. C'est là qu'il fallait frapper. Lq prodige de la chimie élciït de h\re redevenir cet ex-pain farine. C'est à ce problème que s'arrêta M. Hé- bard. Il fit des essais de toute sorte; enfin, ea soumettant ce pain à la chaleur d'un bain marie dans un four construit exprès , il réussit à le sé- cher assez pour qu'en passant sous la meule d'un moulin de son invention , il fût ramené à sa forme première, c'est-à-dire à l'état de farine. Ce procédé trouvé , M. Hébard était maître de la place de Paris; il pouvait fournir dupaind'épice communaux marchands ambulants, à ceux qui pour deux sous donnent aux enfants plus d'un demi-kilo de celte friandise. Comme il vendait sa marchandise à cinquante pour cent de rabais sur tous les autres fabricants, il eut bientôt la pratique de tous les truqueurs qui tiennentces petits jeux de tourniquet où Ton gagne à tout coup. Ses an- ciens confrères devinrent ses clients. Décidément, M. Hébard avait conquis son Voltaire. Mais, hélas! il en est des livres comme de l'appétit , qui vient en mangeant : j'ius on en a , — 102 — plus on désire eu avoir, et Ton finit par passer à l'état de bibliomane. Et c'est alors le vrai moment où on cesse de lire. C'est ce qui arrive aujourd'hui à M. Hébard ; il aune magnifique bibliothèque, des livres précieux, dix éditions de Voltaire dans tous les formats ; mais il ne les ouvre jamais. Il passe des journées à les ranger sur des rayons de chêne , et ses soirées dans les salles de vente pour en augmenter inces- samment le nombre. — Si vous ne lisez plus , lui demandai-je, pour- quoi achetez-vous tant de livres ? — Hélas! monsieur, la nature humaine est ainsi faite. Ce sont les gens qui digèrent le moins bien qui se font servir les meilleurs dîners , comme ce sont les plus vieux sultans qui possèdent les plus nombreux harems. J'ai de la fortune ; per- sonne ne pouvait glaner sur mon industrie. La na- ture m'a donné la manie des livres en compen- sation. Les librairies sont ma caisse d'amortis- sement. Il faut bien que tout le monde vive ! 103 VI. LE PÈRE PUTATIF. — LES VIEUX RUBANS. — L'aTEUEB DES ÉCLOPÉES. — LE BERGER EN CHAMBRE. —UN DER HIER MOT SUR LES ANGES GARDIENS. Il y avait chez M. Hébard un homme robuste, quoique grisonnant, à Tceil ouvert, à la parole brève. Il était bojjtonné dans une longue redin- gotte bleue ; il portait la moustache en brosse el l'impériale longue de trois pouces. Pour celui-ci, il n'y avait pas moyen de s'y tromper : tout le monde, en le voyant, même sans habit mihtaire, eût deviné qu'il avait été soldat. Il se nomme le comte de... ; c'çst l'ancien soldat , maître-boulanger d'un régiment de ligne, auquel M. Hébard doit sa fortune. En sortant du service, il s'est souvenu de sa connaissance de Montargis, et il est venu à Paris ; sa première visite, avant d'arrêter un logement, fut pour son ami de hasard, qu'il croyait trouver tirant le dia- ble par la queue. Jugez de son bonheur, lorsqu'au lieu de ce qu'il pensait, il trouva le bien-être et l'aisance. M. Hébard, qui possède entre autres — 104 — vertus la reconnaissance poussée à sa quatrième puissance, reçut son homme, comme on dit, à bras ouverts. Le soldat-boulanger avait 300 fr. de pension pour ses services : c'était suffisant pour le tabac. Mais il lui fallait un emploi pour ▼ivre. Le fabricant de pain d'épice lui offrit un lo- gement et la table pendant le temps qu'il mettrait à chercher une place. L'ami accepta, comme de juste ; il accepta même avec empressement, pro- mettant de se mettre en course dès le lendemain. Les places sont rares , fort rares , il paraît , à Paris , car il y a quinze ou dix-huit ans de cela , et l'ami n'a pas encore trouvé à employer ses ta- lents , et il demeure toujours dans la môme cham- bre ; il y est toujours en camp volant , car il doit toujours se mettre en quête d'un emploi demain. M. le comte*'* gagna bientôt de l'argent, il eut une industrie très lucrative : il se fii père puta- tif ! il reconnaît les enfants qui n'ont pas de père officiel. Étant en garnison à Givet, un jeune officier du régiment de M. le comte*** séduisit une jeune fille. Il appartenait à une famille noble et riche; sa fortune dépendait d'un oncle qui n'aurait ja- mais souffert une mésalliance. L'amant heureux savait que la moindre infraction aux préjugés — IOq — aristocratiques de son oncle serait une exhéréda- tion. Pendant ce temps, la jeune fille se désolait; elle voulait un nom pour son enfant. L'officier lui disait bien qu'Eugène, Alfred, Arthur, étaient des noms charmants, et qu'en y joignant Didier, Bertrand ou Martin, on pouvait faire un homme complet, ayant deux patrons intercédant pour lui dans le ciel, et toutes les apparences d'une famille comme beaucoup de bourgeois de la plus fine bourgeoisie. Mais la belle ne voulait rien en- tendre ; elle voulait un nom sérieux, avec une par- ticule nobiliaire pour le moins. Que faire en telle occurrence? Un jour qu'il était de semaine, on fit l'appel devant lui. Tout à coup il entendit le nom superbement historique du sol- dat-boulanger. Il se fit présenter le soldat porteur d'un si beau nom ; il le combla de bienfaits en lui payant une goutte à la cantine. Il s'inquiéta de sa famille, lui fit des offres de services ; enfin, après bien des détours, il finit par lui proposer de le substituer en ses lieu et place et de lui faire pré- senter le marmot à venir chez M. le maire. Notre homme fit des objections ; mais le jeune officier sut mettre fin à ses scrupules en lui glissant trois louis dans la main, lui promettant une égale somme pour le jour de la présentation. M. le — 106 -^ comte n'avait jamais soupçonné qu'il pût y avoir des objections contre de pareils arguments : il ferma la main et ne dit plus mot. Le soir, l'officier se présentait devant sa lar- moyante victime et lui disait que son fils serait en possession d'un titre de comte, qu'il serait re- connu et porterait un des plus vieux noms de France. Cette nouvelle fit merveille: car, malgré toutes nos révolutions, les femmes tiennent encore énormément à la noblesse. Le prestige de^'aris- tocratie nobiliaire s'est complètement conservé dans les arrière-boutiques. Quelques mois après, les cloches de Givet son- naient à toutes volées : on baptisait le jeune vi- comte Olivier de ***. Il va sans dire que l'offi- cier était parrain. L'histoire fit du bruit; toutes les filles de Givet qui devenaient mères voulaient avoir aussi leur petit vicomte ; de sorte qu'on ne voyait quo notre soldat aux mairies de la petite ville et des envi- rons. M. le comte de *** ne pouvait suffire aux demandes; il était toujours en fête, il menait une vie de carnaval. Il ne sortait d'un repas de nais- sance que pour assister à un banquet de baptême. ' Il reconnaissait même au rabais : car il s'était (ait cette réflexion bien simple : a Lorsque je — 107 — serai vieux, je me retirerai tout bonnement chez le plus riche de mes enfants, et il ne sera pas as- sez barbare pour chasser son vieux père. C'est donc un morceau de pain, un morceau de brioche, que je ménage pour ma vieillesse. » Dans toutes les villes où le régiment tint garni- son, le comie de*'* continua son métier. On avait fini par en faire une plaisanlerie dans le régiment. On l'appelait même lorsque les mères ne récla- maient point de nom de famille. Le métier était bon, notre homme ne refusait jamais. Enfin il prit son congé en laissant nos déparlements, du nord au midi, peuplés de deux ou trois cents jeunes vicomtes ou vicomtesses ; il arriva dans la grande ville, ayant la ceinture bien garnie, et rencontrant la Providence au fond du faubourg Saint-Marceau, sous les traits du brave M. Hébard. A cette époque , des fils de famille qui ne se sentaient de goût pour aucun état, ni pour la di- plomatie, ni pour la magistrature, ni pourTadmi- nistration, ni pour la politique, avaient adopté la carrière des armes pour faire dire à leur famille : (( Mon fils fait quelque chose : il est militaire, en garnison dans tel endroit . « Ce qui peut se traduire ainsi : « Il fume des cigares et il fait des parties de piquet au café de telle sous-préfecture, » A la — lOS — mort de ces parents fâcheux qui croient qu'un jeune homme doit s'occuper, nos officiers n'avaient rien de plus pressé que d'envoyer leur démission au ministre de la guerre et de revenir à Pans. Ils contèrent à leurs amis les Parisiens l'histoire du comte et de sa très nombreuse progéniture. On en rit beaucoup; puis on n'y pensa plus. Mais à peu près à celte même époque, un jeune baron allemand, homme d'ailleurs fort spi- rituel, menant grand train et tout à fait à la mode, fit la folie de reconnaître un fils qu'une femme des plus légères lui attribuait. Il voulait, disait-il, faire élever cet enfant avec tous les soins pos- sibles, pour savoir ce que pouvait devenir un plant de lorette transplanté en d'autres climats. Cette reconnaissance mit tout le camp des lo- relles en révolution. C'était un cri général, c'é- tait à qui d'entre ces dames aurait son petit baron. On n'entendait plus qu'un cri de la rue Laffiteà la barrière Blanche : « Je veux un nom pour mon en- fant ! Ce cri devenait monotone, car ces demoi- selles le poussaient même pour des effets rétroac- tifs. Déjà la foule des fils de famille, qui n'étaient pas ravis du tout de celte sempiternelle même note, commençait à éviter la société des camé- lias avec un soin tout particulier, et ils s'en- — 109 — nuyaient, lorsqu'un des officiers du régiment dé- couvrit l'adresse du soldat-boulanger. L'honneur était sauf, le nom était trouvé, ces dames pou- vaient être tranquillisées. On leur annonça cette grande nouvelle avec pompe. Elles cessèrent leurs cris, et la joie reparut, comme par enchantement, dans tout le quartier; les soupers retrouvèrent leurs chansons, les gosiers leur soif ; l'ordre fut rétabli. Quant à M. le comte, il vit renaître ses beaux jours de fête, recommencer son perpétuel carnaval. On était obligé de le retenir d'avance, car il reconnaissait aussi Tarriéré. Chaque jour, donc, les chances du repos de sa vieillesse augmentaient , car sa progéniture se propageait dans toutes les classes, et cette origi- nale spéculation augmentait chaque jour de deux ou trois noms l'annuaire nobiliaire du royaume de France. Mais hélas! l'homme propose et Dieu dispose. M. le comte de *** avait compté sans son hôte. Un jour, jamais personne ne s'y serait attendu, un homme, tout de noir habillé, absolument comme le page de M™* Marlborough, mais plus vieux ei plus cravaté, arriva chez M. Hébard. C'était un notaire royal. 11 demandait M. le comte de*"; il voulait lui ■- 110 — parler en particulier pour des affaires d'intérêt. M. le comte venait d'hériter d'un parent de pro- vince, d'un noble inconnu, quiluilaissaitl20, 000 livres. C'était la manne du ciel tombant aux Hébreux dans le désert. Pendant huit jours , M. de •'* ne sortit pas des cabarets ; il déserta les mairies; il dédaigna les mères éplorées, les pères embarrassés, les enfants abandonnés ; il ne vou- lait plus rien, il ne demandait plus rien ; il rêva pour lui-même les joies ineffables de la paternité : une femme, un ménage, des enfants portant son beau nom, de droit, pour de bon. Malheureusement, pendant quinze jours, le nom du comte avait été affiché à la quatrième page de tous les journaux ; on y lisait une annonce conçue à peu près en ces termes : « M* X..., notaire à Paris, rue de.., prie M. le comte de'** de passer à son étude, pour affaire d'héritage. » Ces deux lignes en mignonne n'avaient point été lues par celui à qui elles s'adressaient; mais elles avaient frappé d'autres personnes, des indif- férents. Ces gens en avaient parlé ; le bruit s'en répandit ; l'héritage fit comme la boule de neige poussée par des enfants, qui grossit en avançant. Au bout de huit jours, il montait à plusieurs mil- — m — lions. Alors, tout à coup, M. de*** vit assiéger sa porte par une nuco de jeunes garçons et de jeunes filles, qui certes n'avaient jamais pensé à lui avant ralléchanle annonce, et qui tous venaient lui témoigner leur-s sentiments filiaux. Ils arri- vaient par cargaisons de tous les coins de la France, les uns le bâton de voyage à la main, en blouse, en sabots; les autres pommadés, vernis, cirés, astiqués, comme des gravures démode. Il n'y avait entre eux qu'une similitude, c'était la fin de leur conversation : ils demandaient tous quelques bil- lets de mille francs pour s'établir. M. le comte se trouvait fort embarrassé ; quel- ques uns de ses bons fils avaient été clercs d'a- voués, de notaires ou d'huissiers en province ; ceux-là étaient les plus insupportables; ils avaient étudié la loi, ils connaissaient le Code, ils mena- çaient de faire valoir leurs droits à la pension ali- mentaire. Le pauvre soldat-boulanger était ahuri, abruti, il ne savait que répondre. Ce qui lui avait paru une bonne plaisanterie lui apparaissait sous son vrai jour, c'est-à-dire la chose la plus grave qui se puisse imaginer. Il avait voulu jouer avec la loi, qui ne rit jamais; elle l'étreignait dans ses serres et lui meurtrissait sa vie. Enfin, voilà comment, à bout de ressources, ayant de la paternité nar-dessus la tête, il alla — 112 — consulter un homme de loi , qui lui conseilla de faire à M. Hébard une donation entre vifs qui seule pouvait lui rendre le repos. Le conseil était bon , il le suivit. Et voilà pourquoi il se dit chaque jour : « De- /nain j'irai chercher un emploi», et comment, de- puis dix-huit-ans, il demeure avec son vieil ami. « Monsieur, » Tout se vend à Paris, excepté les rognures » de soie et les vieux rubans, car on n'a pas en- » core su en tirer parti. » » Telle est la phrase que je trouve imprimée dans le journal le Siècle , au milieu d'un article signé de voire nom. » On ne peut pas tout savoir. Rien que dans celte phrase, il y a trois grosses erreurs. Permet- tez-moi de vous les noter: » 1° Si par rognures vous entendez les mor- ceaux de coupons de soie , ou gardannes , vous ne vous êtes pas inquiété d'une branche fort lucrative de l'industrie parisienne. » Ces rognures sont défilées, peignées, mises en bottes et revendues à des fabricants qui en font de très magnifiques étoffes. Cela se vend encore pour rassortiment aux femmes qui ont besoin de — 113 — raccommoder des robes neuves auxquelles il est arrivé des accidents. » ^° Si au contraire vous entendez par rognu resles morceaux qui restent aux couturières ei tâilleuses de robes, après qu'elles ont fait leur office, vous vous4rompez encore. Ces morceaux, qui sont grands comme les deux mains, se vendent en balles dans les provinces; ils servent aux ména- gères de petites villes à faire de ces couvre-pieds multicolores qui font la joie des femmes de la cam- pagne et charment les ennuis des longs jours de la fie des champs. Vous n'êtes pas sans en avoir rencontré dans vos voyages : c'est fort laid, cela attire l'œil, chatoie, éblouit et finit toujours par agacer les nerfs. Mais on aime cela en province, on le trouve de bon goût. Et des goûts et des cou- leurs, vous le savez, on ne peut discuter. » 3*^ Enfin, si vous entendez par rognures ces petits morceaux, ces bandes, ces liserés que l'on détache d'une robe lorsqu'elle est trop large ou trop longue, ou lorsqu'on ne peut pas assembler deux lès, cela se vend, cela se livre; cela rentre dans ma partie. » Je vais donc avoir l'honneur de vous expli- quer mon industrie, qui en vaut bien une auire. C'est moi qui ai eu l'honneur d'inventer les éi. .t- 8 — 114 — dons de soie , et je vis de mon métier depuis plus de quarante ans. » Je n'ai jamais eu, comme beaucoup de vos industriels, le bonheur d'avoir ma matière pre- mière pour rien. On me l'a toujours vendue, et je l'ai toujours payée comptant. Et cependant, avant moi, on jetait à la borne tous ces rogatons. Mais les femmes sont plus curieuses, plus inté- ressées que ne le sont les hommes. Dès qu'elles voient qu'une d'entre elles s'occupe spécialement d'une chose , elles veulent savoir pourquoi ; et, si elles aperçoivent le moindre commerce, elles pré- fèrent brûler ce qui peut leur servir que de le donner pour rien. C'est là un trait caractéristique de notre sexe. Enfin tant il est que j'ai su faire quelque chose de ce qui ne servait à rien. Aujour- d'hui j'occupe une douzaine d'ouvrières, toutes bossues, perdues, contrefaites. Je préfère celles- là : elles sont moins distraites, elles ne sont tour- mentées ni par l'envie d'aller au bal ni par l'heure des rendez-vous. Je suis certaine au moins qu'à huit heures du soir il ne se trouvera pas tout un bataillon de godelureaux en faction devant ma porte. Mes employées sont toutes sages, rangées, exactes : elles sont assez laides pour cela. » Leur travail est d'ailleurs facile , monotone , — H5 — mais peu fatigant. Un enfant de quatre ans le pourrait faire aussi bien que la meilleure ouvrière. Il ne consiste qu'à faire de la charpie avec des rubans, à défiler des rognures de soie. Tous ces fils, réunis, enfermés dans une enveloppe de soie, font des édredons doux, légers et chauds. Ils se vendent surtout au Temple, où quelquefois les marchandes les mêlent avec de Tédredon vérita- ble pour les acheteurs inexpérimentés. » J'ai Thonneur, etc. » Veuve Baron. » « P. S. Si vous avez un moment à perdre, ve- nez visiter ma maison ; je me ferai un véritable plaisir de vous montrer mes produits. » Je n'eus garde de manquer une si bonne occa- sion. J'allai voir M™® veuve Baron. C'est une aimable vieille de soixante ans qui apris son parti; elle rit de son âge et plaisante fort agréablement de ses lunettes à branches d'argent. Elle n'a qu'un regret, c'est d'avoir été veuve trop lard, alors qu'il n'y avait plus moyen de profiter des bénéfices de son veuvage. Son mari était marchand d'habits; il avait un bon établissement à la rotonde du Temple, mais, comme le Sganareile du Médecin malgré lui\ il mangeait une partie de ee qu'il gajjnait et — 116 — buvait toutes les autres. Il lui laissait trois en- fants sur les bras, sans avoir même l'attention de lui dire de les poser à terre. Mais le côté par le- quel il ressemblait le plus au personnage de Mo- lière était le côté de la brutalité. Chaque fois qu'il rentrait avec son jeune homme (un ipeu gris), il n'écoulait rien, il ne voulait rien entendre; si sa femme le querellait, il la battait; si elle ne disait mot, cela lo taquinait, il s'écriait : «Je suis un gueux, un scélérat, un infâme coquin ! J'ai encore écrasé un grain aujourd'hui. Tu le vois bien. (Elle se taisait.) Mais parleras-tu? Ah! elle a juré de me faire mourir!» El, prenant son bâton, il la battait jusqu'à ce que tout le quartier, attiré par les cris de la malheureuse, vînt la lui arracher des mains. Si les enfants criaient, s'ils avaient faim et froid, cet aimable époux prenait sa hête à deux fins (c'est ainsi qu'il nommait sa canne, parcequ'elle lui servait à faire taire et à faire crier sa femme) , et il lui administrait une correction. De façon que, n'importe comment, qu'elle fût gaie ou triste, bien portante ou malade, ^jme Baron savait en se réveillant le matin ce qui l'altendait le soir, car son mari n'aimait pas à changer ses habitudes : il s'enivrait tous les jours, et par conséquent il battait sa femme tous les soirs. — 417 — Enfin cet homme charmant fut appelé à rendre îes comptes au tribunal suprême. Un soir qu'il avait rencontré des amis, il fêta tant, tant, tant et si bien cette heureuse rencontre, qu'il ne reconnut plus sa maison ; il entra dans la première allée qui se présenta, il prit l'escalier de la cave pour celui des étages supérieurs, il dégringola trente mar- ches sur k tête. Le dieu qui, dit-on, protège les ivrognes, se trouvait sans doute occupé aiileurs en ce moment-là , il ne put venir au secours d'un de ses plus fervents adorateurs : il en fut que , lors- qu'on arriva au bruit, on ne trouva plus que feu Baron. L'âme , qui devait avoir un petit peu des défauts du corps, folâtrait sans doute parmi les tonneaux. ]yjme Baron était veuve avec trois petites filles ; l'aînée avait dix ans à peine. Aussitôt les créan- ciers, les huissiers, envahirent son domicile; ils arrivaient tous munis de grimoires incroyables. La pauvre veuve n'y comprit rien, comme de juste; mais toujours est-il que, six semaines après la mort de l'aimable Baron, elle se trouvait sans un sou, ruinée, dépouillée, n'ayant que les yeux pour pleurer et les bras pour vivre ; encore ces bras étaient-ils occupés à porter son dernier né, enfant encore à la mamelle. EUle avait vingt-huit ans, — 118 — mais elle avait tant souffert qu'on lui en eût donné quarante à première vue. Cependant il fallait vivre et faire vivre ces mal- heureuses petites créatures qui s'accrochaient à sa jupe de deuil. Une femme du monde qu'un mal- heur aussi complet aurait atteinte eût sans doute réuni ses dernières hardes , fait un paquet du tout pour emprunter le plus possible au mont-de-piété , puis, après avoir vécu quelques jours en se rassa- siant de sa douleur, elle eût embrassé ses en- fants, fait sa prière et allumé le réchaud. Mais M"* Baron n'était pas de ces femmes-là, elle avait été mieux trempée ; elle sortait de cette vi- goureuse race du peuple qui ne connaît pas le désespoir, qui renfonce ses larmes de peur de fa- tiguer ses yeux pour le travail. Elle était d'un ca- ractère actif, vaillant, entreprenant, ne sachant pas ce que pouvait être un labeur trop dur. Elle prit le sac, la médaille de son mari, et se mit à courir les rues en criant : «Vieux chapeaux, chif- fons à vendre ! » — Pendant ses longues et pé- nibles courses, sa fille aînée soignait ses deux sœurs. Elle fit ce dur métier deux ans durant. Comme toutes les grandes découvertes, elle vf dut la sienne qu'au hasard. Un jour elle avait laissé quelques rubans aux — H9 — enfants pour jouer à la poupée pendant son ab- sence. Les petites s'étaient amusées à défiler tous ces chiffons, à en faire un tas. En revenant au domicile, M™^ Baron vit ces dégâts; elle les prit; en voyant la légèreté de la soie, une idée lui jaillit soudain, et les faux édredons furent trouvés. Elle continua son commerce de vieux chapeaux, en recommandant à sa fille aînée d'exercer ses petites sœurs à défiler des rubans et de conserver pré- cieusement les soies. Ce travail amusait beau- coup les enfants. Ils faisaient merveille et ga- gnaient leur vie en faisant joujou. Lorsqu'elle put en réunir assez pour faire un édredon , elle le porta au Temple. La chose y fut très goûtée. Elle s'entendit alors avec toutes les marchandes à la toilette de cette nécropole de la mode , et elle organisa son atelier. L'atelier de M™® Baron a véritablement toutes les apparences d'un établissement orthopédique ■; elle n'avait rien exagéré dans sa lettre. C'est vrai- ment pitié de voir toutes ces pauvres estropiées tournant des mécaniques à peigner, dévidant, filant. Ce spectacle n-ous rappelait la compagnie des borgnes, boiteux, bancroches, lovée par sir John Falstaff avec l'argent du roi H:»nri. Mais cet intérieur respire la paix, le calme et\'aisance. — 120 — M"><> Baron, bonne grosse mère, trône ma- jestueusement sur son fauteil de cuir, au milieu de son infirmerie ; elle encourage les unes, aide les autres , donne des conseils, taille, coupe, ro- gne, chante et parle tout à la fois. Elle explique les machines faites par son beau-fils le mécani- cien avec une lucidité parfaite. « Donnez de la publicité à mon affaire. Mon- sieur, nous disait*elle, donnez-lui en beaucoup ; cela peut rendre service à quelque pauvre femme, la sauver du désespoir et l'aider à élever ses en- fants. — Mais vous allez vous créer des concurrentes. — ^Tant mieux! quand il y en a pour un, il y en a pour deux ; pins il y aura de gens qui vi- vront, plus le bon Dieu sera content, puisqu'il nous envoie ici pour faire le plus de bien^que nous pouvons. » Un grand penseur, un poète, a dit : a Les meilleurs cœurs sont ceux qui ont le plus souf- fert. » M"« Baron nous prouve que ce grand poète est un grand observateur. Elle se console de ses douleurs passées en obligeant tout le monde, en attirant autour d'elle toutes les pauvres ouvrières déshéritées que leur laideur fait repousser des - 121 - autres ateliers , où Ton veut plaire à la pratique.^ Elle souffre leurs caprices, leur mauvaise humeur, Taigreur de leur caractère, sans cesse irrité par les quolibets de la foule ignorante et cruelle, et elle a encore de douces paroles pour les consoler, les encourager, les aider à la patience. Si ce n'est pas là de la grande et vraie charité, ma foi, noua ne nous y connaissons plus. Avez-Yous rencontré dans vos promenades aux boulevards extérieurs, — si toutefois vous vous promenez aux boulevards extérieurs, — un homme grand, robuste, coiffé d'un chapeau de feutre à larges bords, vêtu d'une blouse recouverte d'une limousine? II mène devant lui quatre ou cinq chèvres paître dans les terrains vagues des envi- rons de Paris. Cet homme se nomme Jacques Si- mon; il est originaire de Bourganeuf. Il habite un cinquième étage dans une des plus noires mai- , sons de la rue d'Ecosse, derrière le collège de ) France ; il y exerce la profession de berger en i chambre. Lorsque Jacques Simon vint à Paris, il avait seize ans. Il servaitlesmaçon$;maissa santé chan- celante ne lui permit point de travailler de son état / il devint quelque chose comme garçon de — 122 — bureau chez une espèce de financier qui faisait de la littérature et des prophéties. Il était chargé d'attendre, de recevoir les clients , et de les faire patienter. Que peut faire un garçon de bureau en son bureau, à moins qu'il ne lise? M. Simon lut, il lut beaucoup; mais il lisait Florian, Ducray- Duminil, et tous les naïfs romanciers de la fin du dernier siècle. Il ne rêva plus que petits moutons plus blancs que la neige et bergers céladons. Il se promenait avec une houlette enrubannée de cou- leurs roses, et, dans sesjours de carnaval, il s'ha- billait en personnage de Watteau. Il croyait que tout ce qu'il lisait était arrwé. Il se maria avec ses illusions. Sur ces entrefaites, il fit à peu près comme tout le monde, il prit la première femme qu'il crut aimer. Sa femme était féconde, trop féconde, car, à sa première couche, deux enfants virent le jour. Simon avait des économies. Il lisait La Calpre- nède. Mais les choses allèrent de mieux en mieux. M™* Simon eut l'année suivante une autre couche heureuse; elle mit au monde trois beaux garçons. Les journaux annoncèrent que la mère et les enfants se portaient bien ; l'assistance publique s'en inquiéta , elle envoya deux chèvres à la pauvre mère pour Taider à noHrrir son inte- rdisante famille. Huit iour? iprès» la nauvre femme — 123 — était morte; et les pauvres petits, malgré tous les soins des voisins, suivirent leur mère quelques jours après. Croyez donc les journaux, après cela! Le coup fut terrible au cœur du pauvre Jacques Simon : il conserva la chambre de sa femme telle que celle-ci l'avait laissée; il loua un grenier pour ses chèvres, et dès ce jour il se crut Né- morin. L'étable au cinquième étage de Jacques Simon est une des choses les plus incroyables de Paris ; elle est emménagée comme une ferme du Limou- sin. Le pauvre homme y passe ses nuits couché, près de ses chèvres, sur leur litière ; il vit avec elles et pour ainsi dire pour elles. Son troupeau augmente chaque saison ; il ne vend ses chevreaux qu'en pleurant le sort qui leur est réservé. Mais, pour nourrir ses deux premiers enfants, il doit travailler. Les dames du quartier, qui connaissent celte grande infortune, la protègent : elles lui achètent son lait, et elles aident ainsi ce pauvre fou. Sa folie est si douce, si paisible, si triste, si résignée, qu'on ne le quitte jamais sans se sentir les paupières humides. Jacques Simon est une des originalités pari- siennes, et c'en est une des plus intéressantes, car c'est certainement la plus infortunée. — 124 - Depuis que nous avons parlé des Anges gar- diens, ces messieurs se sont piqués d'honneur; ils ont fait faire un grand progrès à leur profession. Nous sommes heureux de savoir que c'est à notre publicité que ce progrès est dû. Ils ont établi de petites voitures à bras, espèce de civières à roues, où les ivrognes sont couchés tout à fait à leur aise. Il peuvent ainsi regagner leur domicile sans acci- dents et sans encombre. Nous profitons de cette occasion pour remercier MM. Chérot, Couëlsse, Roche, Leprévost, anges gardiens de la barrière du Montparnasse, de la lettre toute gracieuse qu'ils nous ont écrite pour nous féliciler d'avoir rendu justice à leur profes- sion si éminemment philanthropique. i25 vni. kadr.ique de café a dects sous la tasse. — makcfac- ture de pipes culottées.— le devineur de rébus. — l'éleveuse de fourmis. — l'exterminateur DB chats. — le fabricant db crêtes de coq. — le pêcheur de buissons. — LA LOUEUSE DE SANGSUES.— — LES SOURIS BLANCHES ET LES RATS BLANCS. Voulez-vous faire fortune? Oui, n'est-ce pas? Eh bien i ayez une spécialité , soyez spécialiste. M. Demerville est spécialiste. En 1846 , il sor- tait de l'armée , où il avait été sous-officier in- structeur de cavalerie. Il rentrait dans Paris comme Gil Blas , léger d'argent et plein d'espérance , re- gardant de quel côté venait le vent, voulant tra- vailler, mais ne sachant que faire. Tandis qu'il s'orientait , ses économies s'épuisaient et les arai- gnées allaient tisser leur fil au fond de sa cassette, lorsque l'idée lui vint de s'établir cafetier. Il n'avait plus que cinq cents francs. Il loua dans la rue des Anglais , près de la place Maubert, une boutique de 200 fr. par an, qu'il meubla de quelques planches recouvertes de zinc, en forme de comptoir, d'un petit poêle de fonte, — 126 — d'un brûloir, d'un moulin, d'une vingtaine de lasses, d'autanl de cuillers, et le matériel fut complet. Là, en tacticien habile, il livra, moyen- nant deux sous k tasse , un café excellent. Les amateurs firent queue à la porte de son établisse- ment. Aujourd'hui M. Demerville est proprié- taire; il demeure chez lui, rue Ménilmontant ; il a des succursales dans tous les quartiers de Paris, il en établit à toutes les barrières , mais tout se fabrique à la rue Ménilmontant , d'où chaque jour il part 3,000 litres de café qui sont distribués dans toutes les annexes. C'est une chose très curieuse à voir que cet office central. Les chaudières , les filtres et les récipients tiennent tout un corps de bâtiment. On cacherait facilement trois grenadiers dans une seule de ces cafetières. Les ustensiles qui servent à transporter le café de la fabrique aux succursales sont grands comme des tonneaux de cognac. La cheminée de l'établissement joute avec les obélisques de briques des fabriques d'alentour. C'est une activité, un va-et-vient effrayant. Quant au débit, figurez-vous une boutique de douze mè- tres de long , partagée en deux par une immense table; d'un côté sont les servants, de l'autre les consommateurs. Les tasses sont rangées en bataille sur le marbre de la table ; dans chacune est placé — 127 — un morceau de sucre blanc, pesant 15 grammes. La pratique n'a qu'à commander pour être servie à l'instant même. Le dimanche, lorsque le temps est beau , il se vend quelque chose comme 5 à 6,000 tasses. Les Auvergnats, entre autres, sont d'excellentes pratiques : ils y vont ordinairement par troupes , et ils n'en sortent qu'après que chacun a payé sa tournée , de façon que chacun absorbe jusqu'à 10 et 15 demi-tasses. Il faut des estomacs d'Auvergne pour résister à de pareilles libations. M. Demerville est un homme essentiellement probe. Il fonde des établissements propres et con- venables , en confie la gérance à ses ouvriers et leur donne une part énorme dans le bénéfice, puis- qu'il ne leur compte le litre de café que dix-huit centimes , mais il garde l'établissement à son nom, pour, en cas de sophistication , pouvoir en dis- poser à son gré. Nous ne quitterons par les bords du canal sans signaler la manufacture de pipes culottées. Ce sont deux commerçants, presque des érudits, qui, par une invention très ingénieuse , pourraient fournir en quelques heures des pipes culottées à toute l'armée d'Orient. Encore des spécialistes. - 128 — Le culottage des pipes en grand vient de donner le coup de mort à toute une classe de petits in- dustriels, les culotteurs de pipes en détail. En vous promenant le long des quais , vous rencon- triez une légion de bohémiens se prélassant gra- vement au soleil en aspirant la fumée de leur pipe. Vous vous demandiez alors comment tous ces laz- zarones de Paris , sales , déguenillés , pouvaient passer leur temps à fumer, sans rien faire. C'est que leur occupation consistait précisément à fu- mer. Ils recevaient d'un entrepreneur, en échange d'une pipe bien culottée, noircie sans suif, sans matière étrangère et sans procédé , vingt centimes de tabac , une pipe neuve et vingt centimes en monnaie. Ils pouvaient exécuter ainsi deux de ces chefs-d'œuvre par jour. Produit net, 40 cen- times, qu'ils employaient ainsi : Un arlequin (viande mêlée de légumes et autres ingrédients) . . , . . 10 c. Un canon de quelque chose de violet , ayant nom vin 10 Pain ou pommes de terre en chemise , une livre 10 Coucher dans un garni au dorloîf , sur Védredon de trois pieds (c'est ainsi qu'on nomme la paille) • . . . 10 c. On ne neut pas réduire la Yie matérielle a de — 129 — plus minimes proportions. Eh bien ! aujourd'hui , '/est un métier mort : Tinduslrie l'a tué. On fumera dans des pipes culottées par un procédé chimique, ioquel consiste à les tremper dans une décoction ie tabac après les avoir légèrement fait chauffer. Les pipes de ce genre sont aussi parfumées que les anciennes, et remportent en élégance, en régularité, en propreté surtout. Cette étrange ma- nufacture occupe dix ouvriers gagnant cinq francs et vingt ouvrières payées à raison de trois francs. Elle expédie chaque jour cinq à six caisses de mille pipes en province , et Paris en garde autant pour lui seul. Mais voici venir un spécialiste bien autrement curieux. Nous voulons parler de celui qui gagne sa vie à deviner les rébus , les charades et les lo- gogriphes que certains journaux proposent à Tin- .',ellect de leurs abonnés. Dans les quartiers de Paris habités par les petits rentiers, il y a des cafés, des estaminets et des pensions bourgeoises où , quand ces problèmes ont paru dans la feuille du matin, il règne une agitation extraordinaire, (chacun croit avoir deviné. On pérore , on crie , on parie , on s'échautfe , on dispute même, et Ton finit par en appeler aux lu- mières du maître de l'établissement. Qu'cm juge — 130 — de son embarras s'il ne peut trancher la difficulté par une explication positive. Heureusement noire industriel, qui connaît son Paris, qui a remarqué ce goût effréné du petit rentier pour le rébus , a imaginé d'en vivre. 11 s "est donc conslituéTOEdipe universel. Les jours de rébus, il fait sa tournée de grand matin, il visite tous les endroits de ce genre, donne secrètement , par écrit, au maître de la maison, l'explication qui doit mettre tous les ha- bitués d'accord, et reçoit cinq sous pour prix de cette pacifique mission. Sa clientèle , qui prit naissance au Marais, a gagné peu à peu les quar- tiers circonvoisins. Maintenant il est obligé d'em- ployer un homme pour distribuer ses explications. Il se fait ainsi une cinquantaine de francs par rébus. Or il y en a trois par semaine, ce qui lui procure une somme de six cents francs par mois. Le talent divinatoire de ce spécialiste eût été fort utile, il y a quelques années, aux voisins d'une maison de la rue Bichat. Tous ces voisins étaient littéralement dévorés , ils ne cessaient de se gratter, ils en perdaient l'épiderme et le derme : la lèpre semblait s'être abattue dans le quartier. Une enquête eût lieu, et l'on découvrit enfin que 'adile maison était occupée entièrement l'ir M'*® Rose , élcveusc dr fourmis. — \?A — M^^^ Kose est une femme de quaranle-deux ans; elle a l'aspect terrible ; sa figure et ses mains sont tannées comme si elles avaient été préparées par un habile ouvrier en peau de chagrin ; elle porte des brassards, elle est vêtue de buffle, comme les archers de la ballade, et, malgré cette armure , elle est rongée elle-même par ses élèves, les ingrats! Mais elle est arrivée à un tel état d'insensibilité , son cuir est tellement durci , ra- corni , qu'elle a son lit au milieu de ses sacs de marchandise , et que leur morsure n'a plus aucun effet sur elle. Aussi, lorsque la police visita son établissement, elle parut très étonnée et dit : « Comment peut-on se plaindre de ces petites bêtes! Voyez, je vis au milieu d'elles, et je ne m'en sens pas plus mal. Il faut que l'on m'eû veuille. Le monde est si méchant! « Elle fut néanmoins obligée de transporter son étrange pensionnat dans une maison parfaitement isolée, située hors barrière. M^^^ Piose entretient des correspondants dans les départements où il y a de grandes forêts; elle donne à chacun de ses employés 2 francs par jour. Elle en a jusqu'en Alsace, et ne reçoit jamais moins, par jour, de dix sacs, grands comme des sacs à farine. — 132 — Nous avons causé avec M^^ Rose. Elle est fière de son industrie. «Je suis, dit-elle, la seule personne qui l'exerce convenablement, car je suis la seule qui ait étu- dié les mœurs et les habitudes des fourmis. Je sais les faire pondre à volonté, leur faire produire dix fois plus qu'elles ne produisent dans l'état de nature. Pour cela, je les place dans une chambre où j'entretiens continuellement un poêle de fonte chauffé à rouge, et je les laisse faire leur nid où elles veulent. Il ne faut pas les contrarier. Elles demandent beaucoup de soins. Plus vous les comblez de procédés, plus elles vous rapportent. — Mais que diable faites-vous de tous les œufs que vous récoltez avec tant de soin? — Je les vends aux pharmaciens; j'en fournis le jardin des Plantes et en général la plupart des faisanderies des environs de Paris. Les jeunes faisans sont très friands de cette nourriture. — Et que gagnez-vous à cela? — Dame! monsieur, à présent encore, je ne donnerais pas mes journées pour trente francs, bénéfice net. Mais ce commerce est bien tombé ! Du temps des nobles , quand feu ma mère , à qui j'ai succédé, l'exerçait, c'était un bien meilleur mélier. Mais que voulez-vous gagner avec les — 138 — bourgeois d'à présent? Est-ce que ça sait faire la différence entre le faisan et le coq de basse-cour? Ah! ne me parlez pas des révolutions ! » Le père Malagatos est tout le contraire de M^i" Rose : c'est un véritable docteur Pangloss, pour lequel tout est pour le mieux dans le meil- leur des mondes possibles. Il est gai, bon vivant, insoucieux et rieur. C'est un Pyrénéen, venu à Paris par curiosité, et qui a pris la grande ville en amour. Mais à Paris, comme partout, il faut tra- vailler pour vivre. Le père Matagatos, qui aime la vie libre, les longues flâneries et les clairs de lune, s'est fait chiffonnier, mais uniquement pour se donner une position sociale et pour avoir le droit de porter une hotte : il dédaigne le chiffon. Sa véritable industrie consiste à exterminer les chats , comme le dit son surnom, qui est composé de deux mots catalans. V^ous l'avez certainement rencontré, pour peu qu'il vous soit arrivé de flâ- ner la nuit dans les rues de Paris. C'est un homme grand, fort, à la barbe noire et touffue, aux che- veux coupés à la malcontent, qui chantonne tou- jours et porte fièrement son crochet. 11 est con- stamment suivi de deux petits terriers anglais de la plus belle espèce. Ce sont ses approvision- neurs. Ils ont été instruits à happer tous les chats — i3A — noctambules qui se trouvent sur leur passage. Ja- mais Ralph ne rapporte sa proie vivante. Sobrono est plus généreux : il n'ensanglante pas sa victoire; il rapporte à son maître l'animal vaincu, et c'est Ralph quirachève sans pitié. « Le chat a cela de particulier, dit le père Ma- tagos, que tout en est bon. La peau se vend aux fourreurs, qui en font de la martre zibeline, four- rure très à la mode en ce temps de manchonoma- nie, où depuis la grande dame jusqu'à la grisettc, tout le monde veut avoir un manchon. Il n'a de concurrent sérieux sur l'article fourrure que le lapin blanc, qui depuis quelques années a été baptisé du nom d'hermine. Quant à la chair, j'en ai le placement ; je connais les bons endroits. Mais il faut des précautions : les vaudevillistes ont rendu le peuple des barrières excessivemeni méfiant à l'endroit de la gibelotte. Il en est arrivé à ce point de scepticisme, qu'il lui faut toujours voir les tètes pour en prendre sa portion de six sous. — Cette exigence doit porter une grave atteinte à votre marchandise, car rien ne ressemble moins à une tête de lapin qu'une tête de chat. — C'était là un inconvénient, je n'en discon- viens pas, mais on a su y remédier. Ah' il vous faut — 135 — des létespourmanger des lapins qui voussontlivrés cuits et gibelottes aux prix de 2 francs 50 c, et que, moi, je vends 20 sous ? Eh bien ! mes en- fants, vous en aurez, des têtes, et plus que vous n'en voudrez. J'ai donc entrepris le commerce des peaux de lapina domicile, jeme suis entendu avec toutes les cuisinières du rayon dans lequel j'exerce ostensiblement mon métier de chiffonnier, je leur prends toutes leurs peaux, à une seule condition, c'est qu'elle me livreront la tête avec la dépouille. Vous comprenez l'usage que j'en fais. Chaque livraison de cliat est accompagnée d'une tête do lapin. De là la parfaite confiance que les pratiques de certains gargotiers composant ma clientèle accordent aux gibelottes dontonies régale. Quede gens mangent ainsi de ma chasse sans s'en douter! Ce n'est pas ma faute : j'étais né chasseur. Dans mon pays je poursuivais l'ours et l'isard. A Paris il n'y a pas de tout ça. Je chasse à ma manière, ici Ralph, ici Sobrono , mes bons amis ! vous faites vivre votre maître, vous lui rapportez une quin- zaine de francs chaque matin. Mais tenez, puis- que vous vous intéressez à ces choses-là, je vais vous présenter \m de mes amis; venez jusqu'à la cité Saint-Maur, vous verrez son établissement.» L'ami de l'exterminateur de 'a rare féline , le — 136 — père Lecoq , est un spécialiste qui n'a pas craint de se faire le rival de la nature. Il fabrique tout bonnement des crêtes de coq I Encore est-ce par modestie qu'il se dit rival de la nature; c'est tout simplement pour ne pas humiliercette bonne mère, car elle est loin de travailler aussi proprement que lui. Ses œuvres, àelle, sontpleines d'incorrections, tandis que le père Lecoq fait de l'art, « et l'art, dit-il, c'est la nature perfectionnée par le génie de l'homme. La nature fait du marbre, l'homme fait la statue ; la nature produit une femme, l'homme produit la Vénus de Milo, l'idéai, ce qui n'exis- tera jamais. Visitez toutes les basses-cours de l'Anjou et du Maine ; regardez tous les coqs, exa- minez leurs crêtes : pas une ne ressemble aux au- tres ; elles sont toutes plus ou moins entachées de défauts impardonnables, qui feraient rire au nez de l'artiste qui les copierait. Voyez les miennes, au contraire : si les coqs pouvaient les admirer, ils mourraient tous de chagrins de n'en avoir pas d'aussi belles. Voyez comme c'est dentelé, taillé coupé, proportionné, parfait! » Le père Lecoq (il a adopté ce sobriquet) ha- bite une maison qui semble faite à souhait pour son industrie. Après l'avoir visitée , on ne sait lequel est le plus original, de l'homme ou du — 137 — domicile. C'est une de ces grandes villes en abrégé qu'on rencontre dans les quartiers indus- trieux, et qu'on Domme cours. Il y en a une quin- zaine de semblables dans le faubourg du Temple Ces cours renferment toute une population. On dirait d'une ruche humaine. Celle qu'a choisie le père Lecoq est une des plus curieuses. Le pro- priétaire, qui est un grand fabricant, y a établi une machine à vapeur pour son usine ; mais, vou- lant y attirer de petits fabricants, il a fait traver- ser tous ses rez-de-chaussées, c'est-à-dire une longueur de cent et quelques mètres , par l'arbre de sa machine, de sorte qu'il loue à chacun de ces locataires , avec le logement , une courroie à la- quelle ils peuvent adapter une machine. M. Le- coq a donc une courroie à sa disposition. Il nous en a détaillé tout le mécanisme. (( J'avais trente ans, nous dit-il ; je revenais de mes voyages dans les Cordillières, j'avais visité et parcouru le Japon, j'avais mangé à peu près tout ce que les hommes peuvent manger. Lorsque j'arrivai en France, je fus humilié de la pauvreté de la cuisine de mon pays auprès de celle des con- trées que nous traitons orgueiUeusement de bar- bares. En effet, sauf nos rares gibiers et les huit ou dix espèces d'animaux domestiques, nous voilà — 138 - réduits à nos fades poissons de rivière, à notre piètre marée, aux œufs et aux légumes , comme des nonnettcs. Qu'est-ce que nos tables les plus somptueuses auprès d'un repas chinois, japonais ou indien, où vous voyez figurer toute Téchelie zoûlogique, depuis les pattes d'éléphants jusqu'aux œufs d'oiseaux-mouches, depuis les grillades de baleine jusqu'à la friture de goujon et les beignets des pisqueltes? Pouvons-nous seulement compa- rer notre art culinaire à celui des Romains, où il fallait dix mille poulets pour faire un vol-au-vent convenable dans un dîner de cinquante patriciens ? On ne se servait que des crêtes; on engraissait les esclaves avec le reste, en attendant qu'on les en- voyât à leur tour engraisser les muraines. Api- cius, Lucullus, à la bonne heure î voilà des hom- mes qui savaient manger! il fallait à leur appélit fatigué des ragoûts de cervelles de paon , et d'é- normes pàiés de haricots de coq. » Je résolus donc de rendre à mes concitoyens toutes ces choses dont la description nous paraît aujourd'hui fantastique. Je me mis à penser. Une demi-heure après, je pouvais, moi aussi , m'é- criercomme Archimède : Eurêka (j'ai trouvé). )) Je fis faire ma machine, je dessinai mes em- porte-pièce, et deux jours après j'étais établi où — 130 — vous me voyez. li y a Ircnte-nouf ansdecela. V.n. fortune est faite; je n'ai plus rien à désirer. Je pourrais, comme les autres, vivre grassement de mesrevenus, me faire servir des repas comme j'en ai tant fait faire aux autres dansma vie. Maisnon, j'ai consacré mon existence au bonheur de mes concitoyens, je poursuivrai jusqu'au bout. » Ainsi parla M. Lecoq. Or, voici comment il en- tendlebonheurdeses concitoyens. Il a calculé que chaque matin il n'entre dans Paris que vingt-cinq à trente mille poulets. Dix mille au moins de ces tristes victimes sont servies sur les tables bour- geoises, et les quinze autres mille deviennent la proie des restaurateurs, pâtissiers, rôtisseurs, etc. Ces poulets n'offrent guère que douze mille crêtes qui puissent servir aux ragoûts. Tous ceux qui sont servis dans les repas de famille possèdent cet ornement naturel, et cependant, commandez n'im- porte où une coquille de crêtes de coq et un vol- au-vent, on vous les fournira. Comment cela se fait-il ! Même en supposant que tous les poulets arrivant à Paris soient à Tinstant mrme décrétés^ cela ne suffirait pas encore à la consommation. Il en est de même de ce qu'on nomme en termes culinaires le haricot de coq. C'est là le secret du père Lecoq, c'est là que — i^O — commence son rôle de bienfaiteur de rhumanilé. Il a inventé la crête et le haricot de coq artifi- ciels. Il prend un palais de bœuf, de moutoi) ou de veau, mais il préfère le bœuf. Après l'avoir blan- chi à Teau bouillante, il le fait macérer pendant quarante-huit heures , puis il détache la chair de la voûte palatine, de façon à ne rien endommager. Cette chair est ensuite portée sous un balancier , et, au moyen d'un emporte-pièce, il fait ses crêtes de coq, plus parfaites en effet que celles delà na- ture. Les connaisseurs se trompent eux-mêmes aux produits de M, Lecoq ; et cependant il est un moyen de les reconnaître : la crête de coq pour de bon , celle de la maladroite nature, a des pa- pilles sur les deux faces , tandis que celle deTart n'en présente que d'un côté. Cela se ven& 15 centimes la douzaine aux pâ- tissiers, restaurateurs, revendeurs, etc., et 20 c. aux cuisinières bourgeoises. Pour ce qui est du haricot de coq , ce mets se fabrique de la même façon, à l'emporte -pièce. C'est le riz de veau et la cervelle de mouton qui servent de matière première. M. Lecoq est étonné qu'on ne lui ait pas en- core élevé une statue , mais il se résigne au sort — 141 — des inventeurs de génie, qui ne sont véritablement appréciés qu'après leur mort. M. Deshaies est un spécialiste non moins re- marquable que les précédents. Né à Paris, qu'il n'a jamais quitté , il est charmeur de serpents, comme un Birman , un Malais ou un nègre de Mozambique. Quand on lui demande comment il a acquis ce talent, il répond modestement : « Dans les livres. » Le père Deshaies a chez lui une collection com- plète de tous les reptiles des forêts de France ; il forme commerce d'amitié avec eux, il les ncrur- rit, les soigne , les choie, les dorlotte ; il leur a fa- briqué de petits nids bien chauds , bien commo- des, afin de leur procurer toutes leurs aises. C'est là son industrie. Il vend des anguilles de buis- sons ^ comme on dit en langage populaire, à cer- tains gargotiers qui en font d'excellentes matelot- tes. « Une fois écorchée , dit-il, l'anguille des buis- sons vaut les meilleures anguilles de rivière.» Le père Deshaies passe donc toute la belle sai- son à courrir les bois comme un trapeur. Il a d'ailleurs les mœurs et l'allure d'un personnage de Cooper. Il ^i^ silencieusement, il ne parle jamais qu'à voix basse, comme s'il avait peur de faire fuir — 142 — sa proie. Sa marche est légère, ses bras surtout semblent toujours écarter les branches avec pré- caution; son œil est fin, perçant et lumineux. Tous ses sens sont excessivement développés : il rendrait des points à Bas-de-Cuir lui-niôme pour l'ouïe et Todorat; son instinct est prodigieux : il devine le voisinage d'une couleuvre. Il n'est pas jusqu'à son costume qui ne semble copié sur les œuvres du romancier américain. Il porte de hau- tes guêtres de cuir, une culotte de velours cou- leur vert bouteille , une espèce de sarreau en peau de bique , et sa petite tête de fouine est recouverte d'un chapeau à larges bords. Il a toujours à sa ceinture une serpe, qui est sa seule arme. « Votre métier doit être bien fatigant? lui di- sions-nous. — Pas plus que la chasse, Monsieur, qui est un plaisir pour beaucoup de gens. Quant à moi , je trouve de l'agrément à exercer ma profession ; j'étais né pour cela ; c'est une âme d'Ogibévvas , égarée à Paris, qui s'est logée dans mon corps. J'aime les bois, la solitude; je passe ma nuit aussi commodément couché au pied d'un chêne , sur le gazon, que dans le meilleur lit du monde. — Et gagnez-vous beaucoup à cela? — Il y a dans Paris cinii cents marcliands d'an- — 143 — guilles de rivière, qui vivent tous bien ou à peu près. Je leur fais concurrence avec mes anguilles de buissons. Je n'ai point à me plaindre de la Pro- vidence : le serpent n'est jamais ce qui manque ici-bas. — C'est peu rassurant pour les gourmets. — Eh! Monsieur, si vous ne voulez pas être trompé , il faut vous résigner à vivre de côtelettes de mouton. Deux de vos savants, MM. Payen et Chevalier, ont publié de gros volumes sur la sophi- stication des matières alimentaires, et ils n'ont pas dit la moitié de ce qui existe. Dans un de nos précédents articles, nous avons parlé du fabricant de pain d'épice, qui, bien avant les savants, avait inventé la glucose ou sucre de pain, dont il se sert pour fabriquer sa marchan- dise , sans que la betterave ou la canne aient rien à y voir. Aujourd'hui, nous avons visité madame Badeuil, qui, elle aussi, a devancé la science d'une vingtaine d'années. Tandis que l'assistance publique établit des bassins pour faire dégor' ger les sangsues , tandis qu'on publie de tous cô- tés des mémoires plus ou moins illisibles sur ce sujet , madame liadeuil , une simple garde-ma- — 14i — lade, en a fait une industrie des plus productives. Elle est loueuse de sangsues. Madame Badeuil a le cœur sensible ; elle aime les bêtes et les gens , elle est la providence des chiens abandonnés et des personnes malades. Elle ne peut pas voir souffrir un être animé. C'est pour cela qu'elle a fait quelque chose pour les sangsues, ces pauvres petites bêtes qui font tant de bien à l'homme et qui en sont si mal récompensées ! « Monsieur, me dit-elle, si les sangsues font du bien aux riches, elles ne peuvent pas faire du mal au petit monde, à moins que les riches ne s'en posent par luxe, pour s'amuser. Je me suis donc dit qu'il fallait que tout le monde pût jouir de sang- sues. Aussi, au lieu de jeter à la borne celles que j'avais posées à mes malades, je les gardais en cachette , je les soignais , je les faisais dégorger. J'en possède beaucoup maintenant, et je les loue; elles ne font de mal à personne, et voilà. — Oui. Mais comment les faites-vous dégorger pour qu'elles ne soient pas insalubres ? — C'est mon secret. Mais je vais vous le dire tout de même. Je prends une bonne poignée de sol do cuisine, et je la leur jette sur le dos ; je les laisse se débarbouiller un instant dedans ; elles se d-^gonflcnt ; alors je les mets dans une cuvette qui — Ko — est percée d'un petit trou au fond, et que je recou- vre d'un lamis; je place tout ça sous une fontaine, et je laisse couler pendant une heure, jusqu'à ce qu'elles ne jettent plus de sang ; mais voilà le vrai moment ; je prends de la cendre de bois tiède, je les roule dedans entre deux linges, jusqu'à ce qu'elles ne tachent plus du tout, et je recommence le bain à l'eau courante ; c'est fini, je suis certaine qu'elles sont à jeun quand, une heure après, je les remets dans leur bocal. — Et vous vous en servez dès le lendemain? — Oh ! que nenni ! il faut leur faire suivre un traitement. Trois jours après , je prends un pain de terre glaise, je le pétris bien, j'en fais une boule creuse, et j'y enferme ces petites bêtes. J'y pra- tique une quantité de petits trous, et j'enveloppe le tout d'un linge mouillé pour que la terre ne dur- cisse pas. Mes sangsues voient le jour, elles veu- lent y courir, elles font des efforts, elles s'allongent pour passer par les minces ouvertures, et elles finissent ainsi par se dégorger complètement elles- mêmes. Quand je les retrouve sur mon linge, elles sont saines et vides comme si elles venaient de naître. On peut les appliquer à n'importe qui sans danger. Mais moi, comme je ne veux pas les fati- guer, je les mets dans un bocal particulier ; j'in- 10 - 146 — scris la date dessus, et chacune ne sert qu'à son tour. II n'y a pas de passe-droit ici. Vous voyez : j'en ai plus de deux mille. Il y en a qui sont ici depuis plus de dix ans ; elles sont aussi bonnes que le premier jour. Mes sangsues de rencontre en valent de toutes neuves. — Combien faites-vous payer la location? — Presque rien : je ne demande que trente sous pour quinze sangsues et la pose. Vous pensez bien que je ne les confie à personne, ces pauvres petites bêtes. Mes sangsues ne vont pas en ville sans leur maîtresse.» 11 paraît que l'expérience a donné raison aux sa- vants qui soutiennent que le dégorgement des sangsues est praticable. Le conseil des hôpilaux a fait abattre les magnifiques mûriers du jardin des Miramionnes pour y faire construire des bassins. Nous avons lu cinq ou six rapports faits sur ce su- jet ; nous ne savons quel est le système qui est adopté. En tout cas, nous recommandons celui de madame Badeuil, qui nous semble bon et mérite quelque considération, si toutefois un succès de vingt-neuf années peut avoir quelque valeur aux yeux des savants. M. Patry est un bon vieillard qui vit tranquille, — 147 — fultivant, rue Mouffetard, un petit coin dejardin, au fond de trois ou quatre cours. Là vous verrez six grandes tonnes doublées de zinc et huit ou dix boîtes grillées. Les unes servent de logement aux rats blancs, les autres aux souris blanches. Ces petites familles sont bien élevées, bien dres- sées. Le père Palry vous vend les individus appri- voisés, instruits, ou bien àTétatde nature, si vous voulez vous donner le plaisir de faire leur éduca- tion. Il ne s'en sépare qu'avec douleur; il vous recommande d'en avoir bien soin ; il vous donne des instructions sur la manière de les soigner, de leur former le caractère, de développer leur intel- ligence, et il ne les livre qu "a bon escient 11 pren- drait presque des renseignements sur votre mora- lité et vos moyens d'existence avant que de lâcher un de ses élèves. C'est que le père Palry est un homme d'ordre ; il fut électeur bien avant Tabolitiou du cens. Il des- cend d'une famille d'éleveurs ; ses ancêtres ont eu l'honneur de fournir cies souris blanches à S. M. Marie-Antoinette et à Mesdames, tantes du roi. l'^ncore une victime des révolutions ! Aujourd'hui, hélas ! les marchands de savon à détacher et les savoyards qui chantent la Catarina composent la majeure partie de sa clientèle. — 148 — La racii des deslructeors est fort nombreuse ri Paris. Voyez les murailles, ce ne sont qu'affiches menaçantes : Destruction des punaises. — Mon aux rais. — Plus de fourmis. — Plus d'insectes. — Breuvages contre les mouches , etc. Mais la race zoophile est pour le moins aussi nombreuse ; les éleveurs pullulent. Nous avons ^éleveur de pi- geons ; — Téducaicur de hannetons ; — Tinslruc- teur de serins, de hibous, de chouelles ; — le pro- fesseur de langue pour les perroquets, les pies, les sansonnets', — le professeur de musique à Tusage de la gent ailée, pinsons, chardonnerets, rossignols ; — lamatcur de fauvettes, de bcngp.lis, etc., etc. Tous ces gens-là vivent plus ou moins mal de leur état, mais enfin ils vivent, ils se logent, mangent, sans avoir recours à Tassistance pu- blique. -^ 149 — Vin. .3 PROFESSEUR d'oISEAUX. — LA BOUILLIE POUR LES CHATS. — LA FAMILLE MEURT-DE-SOIF. — LA MÈRt: MOSKOW. — LES RIBOUIS ET LES DIX-HUIT. — LA ZES- TEL'SE — U.N DERNIER MOT SUR LE BERGER EN CHAM- BRE. — LE FABRICANT D'OS DE JAMBONNEAUX. — LE M^'CHAND DE FUMÉE. — ALLUMETTES CHIMIQUES DEUXIÈME QUALITÉ. —LE CANARDIER. — LE FABRICAM DE CODES. — UN POÈTE LYRIQUE VIVANT DE SON ÉTAT. M. Beaufils est un vieillard presque infirme, qui ne parle que rarement, mais qui siffle pres- que sans cesse. Son établissement est une im- mense volière ; on n'y voit de tous côtés que ros- signols , canaris et sansonnets. Les cages se pres- sent contre les murailles; il y en a sur tous les meubles; d'autres sont appcndues au plafond, et les fenêtres en sont encombrées; il y en a partout ; C'est UD ramage étourdissant, assourdissant. Au milieu de la pièce est un dais sous lequel se place M. le professeur Beaufils pour procéder à sa leçon musicale. Il prend une petite serinette sur ses genoux, et, avec un sérieux impertubable, il régale ses élèves du Carillon de Dunkerque , de Portrait charmant, de // pleut, il pleut ^ hergère , etc. , etc. — 150 — Un serin ordinaire coûte 30 sols. Le serin hol- landais vaut jusqu'à 3 fr. ; mais, lorsqu'il a passé par les mains de M. Beaufils, qui a perfectionné son éducation, son prix s'élève au quadruple, pour les amateurs. M. Beaufils prend des pensionnaires et fait des éducations particulières en ville. A cet effet, il loue des serins parfaitement stylés que la pratique enferme avec Télève qu'il s'agit d'éduquer. Les classes d'un serin intelligent durent six semaines ou deux mois. Après ce temps, il chante convena- blement deux ou trois airs ; il est passé ténor ou soprano dans son espèce. Pour faire ainsi des P«o- ger ou des Alboni et des Frezzolini , M. Beaufils traite à forfait , moyennant 5 fr. pour une éduca- tion complète, ou bien 10 sous par semaine pour la location du professeur La pension de M. Beaufils est située dans une des rues qui avoisinent le Temple ; il a choisi ce quartier parceque les dames du marché et toutes les ouvrières qui travaillent pour elles sont folles d'oiseaux , depuis qu'Eugène Sue , avec sa Rigo- lette , a mis les serins à la mode. Du reste, on ne saurait croire combien, les che- vaux exceptés , les animaux sont choyés par la po- pulation ouvrière de Paris. Il y a dos gens qui -- 151 — s'imposent des privations pour mieux nourrir un chien , un chat , un perroquet, une pie, etc. De là certaines industries spéciales. Nous savons une fa- mille nombreuse dont tous les membres sont ra- masseurs et reconducteurs d'animaux. Chaque jour des affiches promettent vingt-cinq , cinquante et même cent francs de récompense pour des King-Charles, des perruches et des épagneuls per- dus. Combien d'hommes et de femmes se per- draient pour lesquels on ne promettrait pas cent sous 1 La nourriture seule des chats dans les quartiers populeux est une branche de petit commerce. Elle fait vivre , entre autres , Bernier et sa jeune fa- mille. Bernier est ce qu'on nomme un homme in- téressant ; il fait de la bouillie pour les chats dans la véritable acception du mot. C'est un enfant de l'Auvergne. Il était charbonnier ; un accident l'a obligé de quitter cette position sociale pour celle que nous venons de dire. Il est établi dans un bon quartier de travailleurs ; chaque maison ayant ses chiens et ses chats, il se mit à fabriquer de la bouillie pour les uns, de la pâtée pour les autres, en y joignant un petit com- mercedemou de veau. Sa réputation s'établitbien- tôtdans l'arrondissement sur des bases solides ; la vogue était venue frapper à sa porte. Maintenant, — 452 — dans los environs du Temple , un chat ou un chien favori passerait pour être maltraité si son dîner ne venait de chez Dernier, le Véfour du genre. Der- nier fait même des envois dans les quartiers les plus éloignés , et plus d'un angora de comtesse et d'in bichon de marquise envoient chaque matin leurs valets faire emplette de pâiure à sa modeste boutique. Elle a pour enseigne : A l'ancienne et véritable renommée de la nourriture des ani- maux. Car, il faut le dire, bien des gens ont es- sayé de faire concurrence à ce Brillât-Savarin de la gent quadrupède. Son enseigne est une protes- tation contre le plagiat. Puisque nous sommes dans le quartier du Tem- ple , disons quelques mots de la dernière incarna- lion de rhabit noir, du gilet de soie et de la botte vernie. C'est là que, de chute en chute, ils arrivent où vont toutes choses, au pays de l'inconnu. Lorsqu'un habit a descendu tous les degrés de la toilette , que du tailleur il a passé au client , puis à son valet ou à son portier, puis au mar- chand de vieux habits, puis à quelque fashiona- ble de barrière , il arrive au Temple , celte nécro- pole du costume parisien. Là on le retourne, on le rapièce , on le refait ; mais il lui reste une phase à parcourir avanl d'être v^ndu aux fabriques des — lo:j — environs de Paris qui font Tengrais de laine. Celte dernière phase, c'est aux frères Meurt-de- wSoif qu'il la doit. Ce nom de Meurt-de-Soif n'est pas^ comme on pourrait le croire , un nom inventé par la plaisan- terie parisienne. La famille Meurt-de-Soif existe réellement ; elle a son domicile dans le sixième arrondissement ; sa spécialité est l'achat des vieux habits au lot, presque au poids , le rapiéçage et la revente aux barrières. A la bonne heure ! voilà Textrême limite du bon marché. La vente des frères Meurt-de-Soif se fait à la criée, au rabais, sur une table, le soir, à la lueur des torches. Là, vous avez un véritable habit des ateliers d'Humann, un véritable gilet de chez Blanc, un véritable pantalon coupé par Mor- bach , en un mot un véritable habillement de fas- hionable, pour combien? pour trois francs le tout! Et par dessus le marcliô l'esprit et l'érudition des Meurt-de-Soif. Rien de plus drolatique que leur boniment. En voici un échantillon : « Regardez , Messieurs : cet habit a appartenu » à un prince russe et lui a valu la conquête d'une ;) danseuse de la Grande-Chaumière. Il a fait en- » suite l'admiration de tous les habitués de la Clo- n serie-des-Lilas^ sur le dos d'un artiste pédicure - l.)4 — » très connu. C'est aussi avec cet habit que le va- * letde chambre d'un mylord a enlevé une figurante » des Délassements, qui le prenait pour son maître. » Il nous est arrivé parceque ce dernier s'est ruiné >) à payer des chinois à sa dulcinée. Eh bien ! moi , » malgré tous ces glorieux souvenirs , malgré tou- » tes ces conquêtes qui lui sont dues, je vous le » donne pour trois francs ! Trois ^'Oncs ! Avis aux » hommes à bonnes fortunes. >. L'habit est mis à prix trois francs , mais, après, descend peu à peu jusqu'à trente sous. Le panta- lon se vend ensuite un franc, et le gilet cinquante centimes. Au surplus, les clients de la famille Meurt-de- Soif sont aussi souvent les vendeurs que les ache- teurs. Quand ils se nippent^ ce n'est générale- ment que pour quelques jours. Ils se défont volon- tiers le lundi de ce qu'ils ont acquis le dimanche. Les vêtements en question font souvent la navet- te : ils retournent souvent de l'acheteur aux mar- chands, des marchands aux acheteurs, et toujours amsi, usque ad, etc. Il en est qui sont revenus vingt fois chez ces derniers , et sur lesquels ils ont toujours fait des bénéfices. La mère Moskow est le complément habituel des frères Meurt-de-Soif. C'e^* 'ane ancienne vi- — 155 — vandière de la grande-armée , qui loue du linge blanc , ou à peu près. Elle loue une chemise par semaine pour vingt centimes , à condition qu'on rendra celle qui a été portée. Si on veut avoir son linge à soi^ on paie cinquante centimes, et l'on en devient légitime propriétaire. La mère Moskow court particulièrement les ven- tes de vieux linge , et c'est avec les vieux draps qu'elle compose les incroyables sacs qu'elle prête ou vend sous la qualification de chemises neuves. De même que la famille Meurt-de-soif, la mère Moskow a un atelier où elle emploie une vingtaine de femmes qui représentent à elles toutes l'âge du monde moderne. Elles sont occupées à coudre , à tailler, à rapiécer, à assembler. Jamais les habits d'Arlequin n'ont été composés de plus de pièces et de morceaux. La mère Moskow entreprend aussi les fourni- tures de layettes et de trousseaux dans le même genre. A la suite des deux industries précédentes , il convient de ranger celle du fabricant de dix-huit. On nomme ainsi le riboui. Le riboui n'est pas tout à fait un savetier , c'est plus et moins ; de même que le dix-huit n'est pas un soulier remonté ou ressemelé, c'est Dlutôt un soulier redevenu neuf : — 15(j — de là lui vient son nom grotesque de dix-huit , ou deux fois neuf. Le dix-buit se fait avec les vieilles empeignes et les vieilles tiges de bottes, qu'on re- met sur de vielles semelles retournées , assorties, et qui, au moyen de beaucoup de gros clous, fi- nissent par figurer tant bien que mal une chaus- sure. Cela se vend sans aucune garantie, à la grâce de Dieu. Ladurée est généralement de huit jours. Quant au prix, il varie de quinze à vingt sols. C'est fort cher, eu égard au résultat, et les éco- nomistes ne manqueront pas de conseiller de pré- férence de belles et bonnes chaussures do vingt à trente francs. Ce conseil Fessemble à l'ordonnance de ce médecin qui , ayant à traiter un malheureux épuisé par la misère et la faim, lui prescrivait, au dire de l'auteur des Béotiens , de boire du vin de Bordeaux, de manger des viandes succulentes et d'aller chaque jour se promener au bois de Bou- logne à cheval. Si maintenant nous voulons entrer dans les arts d'agrément, dans l'article fantaisie, dans Vutile dulci^ comme disaient les Latins, nous ferons une visite à madame Vanard, qui a su réunir ces deux choses si difficiles dans une seule industrie. Ma- dame Vanard est zestcuse. — 157 — C'est une touchanle histoiie que celle de cette jeune et jolie femme resiée veuve et sans fortune à dix-huit ans. Son mari s'est tué à la besogne pour donner à sa femme le bien-être et le luxe. 11 avail établi une petite distillerie où il travaillait à con- dition pour les parfumeurs et les confiseurs. Pendant le peu de jours heureux que ces deux époux passèrent ensemble, Madame Vanard , à force de voir travailler son mari , avait fini par surprendre quelques uns des secrets de la science chimique; elle pouvait le remplacer près de ses alambics pendant ses absences. Aussi vouiut-eile, quoique inconsolable, continuer son commerce. Elle se souvint que celui qu'elle regrettait, lors- qu'ils se permettaient, le dimanche , le petit dîner chez le traiteur, lui avait dit à propos de citron : « Un homme intelligent, avec ce qui se jette à Paris de pareilles écorces, pourrait faire sa for- lune. » Madame Vanard avait de rintelligence ; elle prit un panier à son bras et s'en alla rôder dans larue Montorgueil, cette patrie des huîtres. Quand les chifTonniers avaient passé et retourné tous les tas de détritus pour y chercher leur récolte, elle commençait la sienne. Les garçons limonadiers et restaurateurs, voyant une jolie femme qui venait chaque malin bu^ner où tant d'autres avaient passé — lo^S — avant elle , s'inquiétèrent de ce qu'elle cherchait si attentivement et promirent de lui mettre de côté les précieuses écorces. Après les limonadiers vint le tour des balayeurs de théâtres. Bref, madame Vanard finit par fonder un atelier et prit à sa solde des ramasseurs et des ramas- seiises. C'est cet atelier que nous avons visité. Fi- gurez-vous une pièce immense, toute tapissée de claies en osier du sol au plafond, et sur ces claies des myriades d'écorces d'oranges, des monceaux de pelures de citrons. Au milieu de cette pièce, autour d'une longue table, une vingtaine déjeunes ou- vrières, chantant, babillant, sont occupées kzes- ter ces écorces. Elles les empilent dans des sacs, dans des boîtes , dans de grandes caisses. Ainsi préparée, la pelure change de nom et devient zeste. Cette matière est pesée, empaquetée, expédiée dans tout Paris , dans toute la France, et même jusqu'à l'étranger, où elle se transforme encore, change de nom et devient curaçao de Hollande, sirop de limon , orangeade , citronnade, limonade, essence de citron , etc. Telle est l'industrie qui a fait la fortune d'une femme charmante, aimant les arts et la littérature, ayant mait tenant sa loge aux Français, aux Italiens et à l'Opéra, une fois par semaine. Voie? \uxe A'itre veuve , momsjpune, moins jo- — io9 — lie, moins élégante, moins intelligente aussi, qui a trouvé moyen de faire une belle fortune là où personne n'avait vu que de grossières vétilles. Madame veuve Thibaudeau s'est établie fermière de balayage. Vous tous, excellents citadins, vous payez pour faire balayer vos escaliers ; Madame Thibaudeau paie au contraire pour balayer ceux des autres. Certes, Madame Thibaudeau n'est pas née avec un goût tout particulier pour le balayage, comme on dit que les poètes naissent avec la passion des vers, et les rôtisseurs avec celle de la broche. Non, c'est par raison qu'elle s'y est adonnée. Madame Thibaudeau exerçait la modeste pro- fession de concierge. Elle tirait le cordon d'une maison sise à Paris, rue du Temple. Cette maison était occupée tout entière par deux fabricants, tous deux bijoutiers. Or, par un hiver très rude , elle eut ridée économique de brûler, dans un vieux chaudron qui lui servait d'àtre, tous les détritus que lui fournirait son balai. L'idée était double- ment bonne. Elle s'aperçut que ce qu'elle avait regardé jusque là comme une vile poussière deve- nait , mêlé avec des mottes et du charbon de terre, un excellent combustible. P \s , les beaux jours étant venus. Madame Thibaudeau voulut faire la — IfiO — toilette d'été à son ménage. Elle prit son vieux chaudron et le débarrassa de ses cendres. Mais ju- f^ez de sa surprise, lorsqu'au lieu d'une cendre ordinaire , s'envolant au vent , eHe trouva quelque chose de résistant qui semblait soudé au fond de Tustensile , et qui , de temps en temps , jetait des reflets jaunes. Elle fil examiner ce résidu : c'étaii de Tor. Madame Thibaudeau avait découvert la pierre philosophale ; elle avait retrouvé la sci&nce des Nicolas Flamel, des Paracelse et des Balsamo. Elle prit dès lors à ferme le balayage des esca- liers dans les maisons habitées par des bijoutiers en or, tant et si bien qu'avec les bénéfices qu'elle en retira, elle put entreprendre concurremment une autre industrie non moins îucfatite : elle achète d'immenses terrains aux environs de Paris et y fait construire des villages suisses. Elle en revend ensuite les chalets à des marchands de la rue Saint-Denis qui peuvent y chanter tous les di- manches : Arrélons-nous icî^ l'aspect de ces montagnes j etc. Noxtsr avons si^Âalé dans un de nos précédents articles l'industrie singulièrement champêtre de M. Simon , qui mène paître ses troupeaux à Pafris , dans les vertes prairies au'il possède au cinquième — 101 — étage d'une maison du faubourg Saint-Hilaire. M. Simon a réclamé contre la qualification de berger en chambre que nous lui avons donnée : c'est nourrisseur qu'il eût fallu dire. Soit ! Nous profi- terons de cette rectification pour ajouter quelques détails à ceux que nous vous avons donnés. M. Simon s'habille en paysan; il porte des sa- bots et une blouse grise ; il ressemble donc à Jean Guettré de Pierre Dupont plus qu'à un Colin d'o- péra-comique. Nous n'avons pas remarqué la moindre houlette dans sa bergerie^ ou plutôt dans sa nourrisserie . Mais, en revanche, sa conversa- tion est fleurie comme un couplet de Dupaty ; il parle rose et aurore ; ses comparaisons sont flo- rianesque et parfumées. Il a pris Némorin et Cé- ladon au sérieux. Lorsque nous entrâmes dans son étable, après avoir monté quatre-vingt-dix marches, nous nous arrêtâmes étonné : il nous semblait être dans une de ces belles fermes des montagnes d'Ecosse , où tout est si bien rangé qu'on se croirait plutôt dans une bibliothèque d'amateur que dans une écurie. L'étable de M. Simon est composéo de deux longues salles, partagées en boxes^ comme disent les gentlemen. Dans chacune de ces cages il se trouve une chèvre. Il y en a cinquante-deux. Au- 11 — 162 — dessus de la mangeoire, à Tendroit où sont ordi- nairement les râteliers à foin dans les écuries de chevaux, est placée une façon d'armoire en bois blanc, ciré, verni; c'est-là que M. Simon enferme la nourriture de son élève. On lit en grosses lettres des inscriptions du genre de celles-ci : ilélie Morvan^uilotte. — Nourrie à la carotte pour M'"* , attaquée d'une maladie de foie. Marie Noël ^ née à Tétable (1851), de Jean- nette et deMarius. — Nourrie de foin ioduré pour le fils de M , sang pauvre. Puis viennent les observations. Nous ne vous ci- terons pas les noms des maladies que M. Simon traite par le lait de chèvre, ni les termes scienti- fiques qu'il emploie pour déguiser les médicaments qu'il fait avaler à ces pauvres bêtes pour les faire servir de pharmacie vivante à ses clients. Nous ne sommes ni médecin ni chimiste, nous ne pouvons donc rien dire de celte pratique; mais ce que nous pouvons affirmer, c'est que , si le sort, au lieu de jeter à Paris un berger en cHambre au cinquième étage , eût placé M, Simon dans une bonne ferme du pays de Caux, il eût certainement disputé à M. Cornet l'honneur de fournir à Paris ses bœufs gras, et a M. Eslanceiin celui d'envoyer au cou' cours des porcs de la grosseur des veaux. — 163 — La température rigoureuse de cet hiver a fait naîire deux petites industries nouvelles. Tous les soirs, pendant la gelée , des ouvriers maréchaux se tenaient avec une lanterne et leurs outils sur les quais, aux abords des ponts, sur les boule- vards, et ferraient à glace pour un prix minime, tous les chevaux des cochers qui ramenaient du monde des théâtres ou de soirées. De leur côté , les charreiiers de louage se por- taient aux endroits difticiles de la ville , et quand arrivait une voiture pesamment chargée, ils pro- posaient un cheval en aide pour quelques sous. iMais voici venir M. Oscar xMithat , avec sa grande entreprise de fourniture d'os de jambon- neaux. Celui-ci entre dans la carrière , mais il y entre à la façon des maîtres, en accaparant un genre de commerce. Nous pourrions faire ici un savant travail de statistique , et prouver que le nombre des jam- bonneaux mangés à Paris dépasse des deux tiers au moins le nombre de porcs qui s'y consommen^ Aussi, avant Tavénement de M. Oscar Mitbat, lorsqu'on mangeait un jambonneau dans un atelier, on en laissait l'os au gamin qui allait faire l'acqui- sition ; il le rapportait au charcutier, qui lui remet- tait deux sous en échange. Donc le jambonneau — 164 — se fabrique ; donc cette épaule est un prodige d'anatomie , un chef-d' œui^re que tout bon char- cutier doit exécuter pour être reçu compagnon dans son art. Il y a à Paris des os qui servent de- puis dix , vingt ans , qui chaque matin sortent garnis de la boutique , et y rentrent le soir abso- lument dénudés. Eh bien ! ces beaux jours sont passés pour le gamin et Tapprenti. M. Oscar Milhat se charge de fournir à dix sous la douzaine tous les os de jambonneaux dont on peut avoir besoin dans la consommation parisienne. Le père Cotin , lui , vend de la fumée , autre- ment dit de la suie tamisée. L'an dernier , il a fait pour cent mille francs d'affaires avec l'Amérique ; seulement, et d'après ses livres, il a donné plus de vingt mille francs d'argent à ses tamiseuses et trente mille aux Savoyards qui lui vendent sa ma îière première. Près des magasins de M. Cotin, que les pro- priétaires ont relégué hors Paris , sous prétexte qu'il noircissait tout dans leurs maisons, nous avons vu une enseigne que nous livrons à la saga- cité de nos lecteurs. La voici : Berouley aine, fabricant d'allumettes chimi- ques DE DËUXIÈ&IE QUALITÉ. Gros et détail. — 165 — Pourquoi de deuxième qualité ? La réponse nous manque. M. Berouley serait- il par hasard Tmventeur des fameuses allumettes dont parle Ar- nal dans les Cabinets particuliers 'î Toujours est- il que son enseigne nous a plongé dans un océan de suppositions. Place maintenant au célèbre Edouard, le canar- dier par excellence, le roi des crieurs publics. Tout le monde connaît M. Edouard ; tout Paris a admiré aux abords des théâtres un homme à l'allure athlétique, à la voix de stentor, à Toeil fin, au sourire gracieux, qui hurle pendant six heures consécutives : « Voilà ce qui vient de paraître ! » , et qui vous vend une petite brochure imprimée de- puis plus d'un an. Mais n'est pas canardier qui veut. Il faut savoir allécher son public. M. Edouard n'a pas de rival. Ilvend les petits livres de M. Emile Jaeglé , le Duranton du canard. Jusqu'à présent , les libraires du quartier Latin , malgré toute leur imagination, n'avaient pu trouver que trente-six codes, M. Jaeglé en a trouvé un trente-septième : c'est le Code des portiers. Voici comment iM. Edouard le vend au peuple de Paris. « Le Code des portiers , ou la tranquillité des )) localaircs. 11 faut voir çà, messieurs, connaître — 166 — » ses droits. Si vous avez un mauvais portier, en- » voyez-le moi : je suis le grand redresseur de torts, » le Cabrion des Pipelets , la terreur de la loge ; » tous les cordons m'ont été envoyés par ces sui- » tans de la porte-cochère pour me pendre. Je les )) ai dédaignés , parceque je veux rendre service » à mes concitoyens. Voyez cela , lisez ; il y a là » de quoi vous faire frémir. Prenez le code des » portiers , et, rien qu'en sachant que vous l'avez » dans votre poche, le vôtre vous ouvrira au pre- )> mier coup de marteau, même après minuit, etc., » etc. Outre le Code des portiers ^ M. Jaeglé a publié toute une série de petits guides à un sou. Il y a le Code des gens mariés , le Code de l'ouvrier , le Code du domestique , le Code de la prévoyance , môme le Code des morts. Sous une forme légère, il a eu l'idée , ingénieuse du reste , de réjiandre dans le peuple la connaissance des lois que chacun est censé connaître et que personne ne connaît. Nous laisserons dormir en paix les morts , dont le code ne nous a pas paru d'une utilité bien réelle, et celui des portiers , qui nous fait peur ; mais nous dirons que celui de l'ouvrier est une œuvre sérieuse. Dans un petit traité clair et succinct, M. C. Jaegléas'i rappelerau travailleur tous ses droits — 167 — et tous Ses devoirs. Il lui enseigne à aimer la pa- irie , a respecter la loi , à protéger ses droits. Si l'on vendait à bon marcliè , dans les villes et les villages , de petits livres bien rédigés sur des su' jets de morale, d'histoire, do science pratique., contenant en ouLre quelques notions usuelles de législation, d'agriculture, de jardinage, etc., ces livres exerceraient une favorable influence. Si nous avons rencontré çà et là des industries qui nous ont étonné, celle de M. Mathieu Leblanc nous a véritablement stupéfié. M- Mathieu Leblanc est poète lyrique , et il vit de son état ! M. Mathieuestunpetithonime maigre, nerveux, chétif, toujours strictement vêtu de noir, il mar- che courbé , fait des grimaces en parlant, et se re- garde dans les glaces lorsqu'il lit ses vers, qu'il ne comprend pas toujours lui-même. Il est né à Alby. Il a dans ses cartons deux ou trois tragédies et vingt ou trente comédies. Il s'est fait le chantre de toutes les gloires , de tous les événements, de tous les avènements. Dés qu'un air réussit au théâtre, il en fait une chanson populaire. C'est le Jovial de notre époque. Il chante pour dîner, pour souper, pour boire et pour dormir. Il chante les mariages et les baptêmes , les établissements en vogue et ûs catastrophes. — 168 — Voici un échantillon de son savoir-faire en poé- sie. M^® Déjazet a eu un grand succès en chantant le \in à quat'soas ; M. Mathieu Leblanc a fait sur le même air le Roi des Auverpins : Le roi des Auverpins A fini sa carrière , Et de peaux de lapins On a couvert sa bière. Venez tous, marchands d'coco, Vendeurs d'habits et porteurs d'eau , Venez célébrer les destins Du fameux roi des Auverpins. C'est avec des vers de cette force que M. Ma- thieu Leblanc a résolu cet insoluble problème : M. Mathieu Leblanc est poète lyrique^ et il vil de son état ! ! ! LA CHILDEBERT LA CHILDEBERT DOCUMENTS POUR SERVIR A L'hISTOIKE DES TBAVERS, DES IDÉES, DE-^ GLOIRES Et t)E3 RIDICULES DU K\X.' SIÈCLE. Lemarteau municipal ou privé abat chaque jour quelque fragment de la vieille cité parisienne. Il faut se hâter d'en esquisser la biographie , si l'on veut que ces ruines d'un autre âge ne disparaissent pas complètement de la mémoire des hommes , comme de la surface du sol. Au premier rang des vieux édifices de ce genre nous n'hésitons pas à placer une immense masure que vient de faire dis- paraître le prolongement de la rue du Pot-de-Fer- Saint-Sulpice jusqu'à la place Saint-Germain-des- Prés , à travers l'îlot de la rue Sainte-Marguerite, et qui, exclusivement habitée par des poètes, des prosateurs, des dramiUiirges, des peintres, des .sculpteurs, des architectes et des rapins, exerçait, depuis cinquante ans et plus , sur les arts , les let- tres , les théâtres, les idées , les mœurs , le langage — 172 — et les modes , une influence prépondérante dont peu de critiques se sont doutés, et qu'il n'est pas sans intérêt de constater au moment même où elle I cesse. ! La grande et puissante bicoque dont nous par- lons avait été bâtie sur une partie des jardins de l'abbaye Saint-Germain , qui furentvendus comme propriété nationale en 1793. C'était un vaste ca- pharnaum composé de chambres de garçon depuis le premier jusqu'aux combles. La plupart de ces pièces avaient été converties en ateliers par de jeunes artistes. On ne peut se figurer le nombre de gens devenus célèbres qui les ont habitées successivement. Cette maison était située place Saint-Germain- des-Prés, rue Childebert, n. 9, d'où lui était venu le nom dédaigneux de la Childebert. Grâce à sa proximité de l'Institut , de l'école des beaux-arts, du musée du Louvre et de celui du Luxembourg , grâce surtout à la modicité du prix de ses loyers , dès le temps de David , alors que l'illustre conventionnel régnait en despote sur les arts, la Childebert était devenue le quartier géné- ral des novateurs. Les élèves de Lelhière notam- ment s'y étaient réfugiés et y formaient déjà une colonie révolutionnaire. EtTart d'alors était divise — 173 — en deux camps : Técole de David et celle de Le- thière. Lethière était mulâtre de la Guadeloupe ; il était fort mauvaise tête, très brave , très peu en- durant. Après une querelle qu'il eut au Café Mi- litaire de la rue Saint-Honoré , et dans laquelle il eut le malheur de tuer et de blesser très griève- ment plusieurs officiers , il dut quitter Paris , et , grâce à la protection du prince Lucien Bonaparte, il fut nommé directeur de Técole de peinture à Rome ; son atelier, où il se faisait autant d'assauts d'armes que de pemture , fut fermé, et ses élèves furent envoyés , par ordre , dans tous les autres ateliers. En perdant Tatelier de Lethière , les habitants de la Childebert perdirent les plus spirituels elles plus turbulents de leurs allies. Mais ils se recru- tèrent bientôt de troupes fraîches : nous voulons parlerdes paysagistes qui osaient renoncer au pay- sage historique , copier tout bonnement la na- ture , abandonner, par exemple , la fabrique ro- maine au fond à gauche , l'olivier sacramentel et le ciel d'Italie beurre frais , pourles remplacer par les arbres du bois d'Aulnay et le ciel brumeux des environs de Paris. Leurs tentatives soulevèrent na- lUTûUement un haro universel. Voici comment les — 174 - traitait la critique du temps : « Ces jeunes gens » ont entrepris une croisade contre le beau , ils » foulent aux pieds tout ce que nou.i autres » "vieillards^ qui n'avons pas de goût (douce iro- » nie), nous avons respeclé. Ils se mettent sur » le bord d'une mare , avec un moulin en per- » spective et Charenton dans le fond , et ils élu- dient!... » Mais qu'attendre de gens qui peignent » la pipe et le cigare à la boucho , et qui ne )) vous abordent sur leur place dos Petils-Au- » gustins que puant le tabac, empestant l'eau-dc- » vie ainsi que les pandours ivres ? 0 Poussin ! 0 » Claude Lorrain ! que diraient vos grandes om- » bres? etc. , etc. » Cet anathème était signé de M. de Jouy, l'autour des H ermites , membre de l'Académie française et défenseur des saines doctrines. LaChildebertétaitalorsoocupéeparBoilly, qui a laissé tant de charmantes compositions ; Mon- jaud , auteur de VAvare puni ; Pierre Audoin , graveur; Gassiès , élève de David, qui avait aban^ donné l'histoire pour peindre des intérieurs : le musée du Louvre possède l'intérieur de l'église do Saint-Prix peint par lui; Pagnost, auteur du por* trait de M. Nanleuil qu'on admire au musée fran- çais; Claudion (le jeune), le sculpteur erotique, - 175 — qui aujourdilui est regardé comme un des plus agréables talents de Fécole moderne ; les amateurs le mettent tout à côté de Prud'hon ; Cochereau, autre peintre d'intérieur, autre renégat de Técole de David , et enfin Debucourt, qui a lai-ssè de char- mantes caricatures dans le genre de Carie Vernet , et qui a perfeclionné la gravure en faisant imprimer des planches à deux ou trois tons, imitant Taqua- relie , et qu'on touchait après. Le vulgaire lui a at- tribué Tinvention delà gravure à 1 aqua-tinta. Cette gravure, au secret de laquelle on semblait, en 1815, s'initierpourla première foisàParis, y avait été découverte en 1760 parLeprince. Il en est de même de la gravure en couleurs, que Debucourt remit en vogue, el qui avaitprisnaissance à Franc- fort dans Tatelier de Christophe Leblond, qui se rendit à Londres en 1730 et y fit paraître un petit traité. Cette découverte importante comme art et comme industrie à enrichi bien des éditeurs et bien des fabricants , et Christophe Leblond est mort à Thôpital en 1741. C'est toujours la même histoire. On a fait honneur aux Anglais de toutes ces inventions qui appartiennent à des Français; seulement nos voisins s'en sont emparés et les ont perfectionnées. Cependant l'empire avait fait place à la restau- — 176 — ration , et toutes les imai^iiialions dcmanHaienl aux lettres, à la philosophie et aux arts raliment que la guerre ne leur offrait plus. Les coloristes et les fantaisistes s'étaient organisés dans le tohu-bohu les innovations qu'on tentait dans tous les genres. (Is avaient inventé une sorte de moyen-âge abricot, avec des crevés et des manches à gigots , inspiré par la Gaule poétique àe M. de Marchangy, les ro- mans de M. d'Arlincourt et toute la littérature bour- soufflée et royaliste du temps : car, par haine des Grecs et des Romains de l'empire, ceux-là s'étaient faits royalistes. Leur invention n'était qu'une ré- miniscence ; elle avait déjà vu le jour lorsque , partant pour la Syrie, le jeune et beau Dunois à la vierge Marie consacrait tant d'exploits. M. Re- voil , peintre de l'école de Lyon , avait exécuté les plus beaux modèles du genre. Le musée du Lu- xembourg possédait encore , il y a tout au plus un an, deux très remarquables échantillons de ce fai- re : c'étaient la Com^alescence de Bayard et un autre trait de la vie du chevalier sans peur et sans reproche. Nous ne savons ce qu'ils sont devenus, mais nous les regretterions beaucoup si on les avait relégués dans quelque grenier, car ils représentent parfaitement le temps où les preux, les destriers, les /roa^af/oMr*,étaient devenus à la mode; le temps — 177 — des épées courtes avec un trèfle à la pointe ét^tie petite croix en cuivre à la poignée; le temps des justaucorps de satin , desécharpesà la couleur des dames et des lyres en bandoulière ; le temps où Ton mourait si galamment pour sa dame, son roi et son Dieu , le tout sur un air de Blangini ou do Romagnesi. Heureusement Géricault, qui, dans sa jeunes- se, avait beaucoup fréquenté la Childebert, vint faire diversion à toute cette mascarade en rame- nant l'art à des données possibles. Ses trois ta- bleaux , le Chasseur, le Cuirassier, le Naufrage delà Méduse^ furent une véritable révolution. Bientôt après parut M. Eugène Delacroix, et la peinture fut sauvée. M. Paul Delarocheel tous ceux qui firent la pre- mière campagne du romrt^^i'.çme habitaient la Chil- debert. Ils riaient des partisans du genre cheva- lier-troubadour-abricot, comme ceux-ci avaient n des Grecs et des Romains. Toutes leurs charges étaient faites contre les Almanzors et les amants d'Elodie. Pour eux, les plus farouches novateurs du règne impérial étaient devenus àes perruques, des rococos, des céladons. Ainsi vont les écoles, et ils devaient bientôt se voir surpasser eux-mêmes dans leurs hardiesses les plus téméraires. 12 ^ 178 — C'était le temps des Hellènes; on ne parlait plus que de Grecs, on ne peignait plus que des Grecs ; les expositions n'étaient pleines que de massacres de Grecs et de tueries de Turcs. Tous les poètes avaient fait rimer Hellènes avec Athè- nes au pluriel ; tout le monde voulait , à l'exemple de Byron, aller mourir dans quelque Missolonghi ; mais on n'avait garde de partir. On commençait à traduire les œuvres de lord Byron ; M. de Lamar- tine avait fait paraître ses Méditations^ et M. Vic- tor Hugo préparait ses Orientales. Talma était mort. On bâillait à se décrocher la mâchoire aux tragédies ; on riait aux mélodrames de Pixeré- court et de Victor Ducange. C'était partout une inquiétude extrême ; chacun voulait faire du neuf à tout prix. Les écoles étaient abandonnées , les traditions perdues. Bref, tout faisait présager une grande révolution darife les arts. Enfin M. Defau- conpretdonna les premières traductions de Walter Scott. Que de folies n'a-t-il pas engendrées à son tour ! Mais du moins il nous délivra des Hellènes. La seconde campagne du romantisme commen- ça : ce fut celle des pourpoints, des justaucorps, des hauls-de-chausse mi-partis , ce que dans le langage de l'époque on nomma la couleur locale. MM. Schœffer, Saint-Evre, Durupt, Auvray, fu- — 179 — rent les porte-arapeaux de la nouvelle croisade , et les frères Johannot, Tony et Alfred, et les deux Dévéria, Alfred et Euiî^ène, en furent les trom- pettes. On jura haine à tous les devanciers. La Childebert devint naturellement le quartier général des agresseurs. Les exaltés s'y réunis- saient une ou deux fois par semaine; on s'y don- nait le mot d'ordre , on y prenait solennellement l'engagement d'échiner tel ou tel individu , on y dressait les listes de proscription. On dédaigna tout ce qui s'était passé depuis le règne de Louis XIll. Il n'y avait de bonne litté- rature que celle qui n'avait pas été souillée par les règles d'Aristote et de Boileau. A la très grande rigueur, on admettait encore Théophile de Viau , et peut-être Molière et Corneille ; mais Racine , Boileau, Voltaire et tous les poètes du dix-septième et du dix-huitième siècle étaient traités de rococos et de perruques. On n'y parlait plus le français des encyclopédistes et de ceux qui ont régularisé notre langue. On s'était fait une espèce de jargon imitant, autant que l'érudition des interlocuteurs le permettait, le vieil langaige de messires Rabe- lais, Froissard et Monstrelet. On ne disait plus le peuple, md\%\Q populaire ; beaucoup, mais moult; monsieur, mais messire ou monseigneur. Le fond — 180 — de toute cette linguistique se trouvait clans quel- ques jurons plus ou moins bien appropriés aux personnalités. Ainsi on entendait souvent le fils du portier , qu'une vocation plus ou moins réelle avait jeté dans un atelier, jurer par sa foi de gen- tilhomme. Un autre qui, de sa vie, n'avait jamais porté que des gilets de drap, et dont les innocen- tes mains n'avaient jamais manié en fait d'acier que les couteaux de fer de la gargolte de madame veuve Chamfort, s'écriait dans ses moments d'en- thousiasme : Par mon armure de Milan I Les Tête et sang! les Malédiction ! étaient d'un usage quo- tidien. Nous nous souvenons d'avoir entendu un de nos parents les plus proches , chez un restau- rateur oîi le garçon ne le servait pas assez promp- tement , s'écrier : Par ma lance de Mathew Dunster , tai'ernier du diable ! Un jour, un de ces messieurs étant tombé dans la rue , la tête porta sur le trottoir, et il se fil une horrible bles- sure au dessus de l'œil. Malgré la douleur et le sang qui l'inondait, il ne dit que ces mots : « Ah ! messeigneurs, je me suis crevé l'œil. » C'est aujourd'hui un homme grave. Voici comment se passaient les séances du cé- nacle. Un poète se levait, déployait son manuscrit et commençait : — ISl — J'aime les nuits brumeuses, Et le temps lourd des soirs. J'aime UNE YOix. Dis donc, Phœbus, passe-iaoi îe .a bac ! AUTRE VOIX. Par les griffes de Salan, laissez lire le ménestrel ! PREMIÈRE VOIX. Je me tais; mais est-ce un lai , un virelai , ou quelque ballade bien sombre, dont nous serons ragoûlés ? LE POÈTE, recommençant. C'est une ballade. J'aime les nuits brumeuses Et le temps lourd des soirs. UNE AUTRE VOIX. Ail ! tête et sang ! il n'y a plus d'eau-de-vie ! Le poète furieux repliait son manuscrit, trai- tait ses amis de cahots , de francs-mitoux ou de truands , et il remcllait son œuvre en poche, en disant que tous ces gens-là étaient indignes « de brouter les werselets purpurins qu'une douce ima içinatwe formait en son cerveau. » Puis on s( cotisait pour faire venir du tabac et des petits verres. C'était le bon temps de la couleur locale et du style chaud et coloré. Il n'est peut-être pas inutile — 182 — d'expliquer ici ce qu'on entendait par ces mots, qui sont aujourd'hui presque oubliés. La couleur locale consistait surtout à faire dire au personnage le nom de toutes les fabriques d'où sortaient les objets dont il parlait et à faire connaître de quelle matière étaient faits ces objets. On disait : ma bonne dague d'acier^ mon pourpoint de brocart, mon justaucorps de Venise; absolument comme si aujourd'hui on faisait dire à un acteur : « Don- » nez-moi mes bottes de cuir, ma canne de bois, )) mon babil de drap , ma redingote de Sedan , » mes gants de Paris , ma cravate de Lyon et ma » chemise de Hollande. » Quant au style coloré, c'était à peu de chose près le même procédé. Ainsi, on disait sans rire : « Son haut-de-chausse, » mi-parti jaune et rouge , disparaissait sous des » bottes de cuir de Flandre de couleur grise , et, ^ en frappant les dalles sonores de la grand'salle » de vieux chêne , ses éperons d'argent réson- » naient à chaque pas. » Cela avait un succès immense; c'était d'ur haut goût littéraire. Ces jeunes gens, les membres du céttacle de la Childebert, poussaient Tamour du moyen âge si loin, que pour se donner un air encore plus gothi- auc ils falsifiaient leurs extraits de baplûme , ils — 183 — torturaient leurs noms de famille. Les Jean deve- naient Jehan ^ les Pierre Peints j les Louis Loys. On tournait et retournait tellement son nom, qu on parvenait toujours à y introduire un â ou un k ^ car les c n'existaient plus. Ceux que le hasard avait traités par trop bourgeoisement sur leurs actes de Fétat civil n'hésitaient pas à abandonner leur nom de famille et en adoptaient un bien ron- flant, datant au plus tard du quatorzième siècle. Par notre foi de gentilhomme ! ils riraient bien si , aujourd'hui qu'ils sont tous devenus des gens sé- rieux, on leur présentait certaines pages qu'ils ont écrites alors sous leurs noms golhs , huns ou visi- golhs. Les costumes subirent cette même influence. Qui ne se souvient d'avoir vu alors dans les rues de Paris des jeunes gens vêtus de pourpoints et coiffés de toquets de velours? Qui ne se souvient de tous les vêtements bizarres qui précédèrent la révolution de juillet? Après le succès d'HenrilII, d'Alexandre Dumas, on porta des barbes à la Saint-Mégrin et des chapeaux à laBussy-Leclerc. Chaque pièce en vogue , chaque livre nouveau , amenait de la sorte une extravagance nouvelle. Walter Scott avait mis TÉcosse à la mode ; lord ByroQ nous avait valu l'invasion des Grecs ; Victor — 184 — Hugo fit des Turcs en publiant les Orientales. On avait porté les cheveux longs d'une aune, tombant droits et raides jusque sur l'épaule, à la roi Jean , à la Charles VI, à la Louis XII. Un beau matin on vit apparaître des exaltés avec la tête presque rasée, à la façon des têtes rondes. On se donnait l'air pirate, on marchait à la forban. L'Espagne eut son tour; on ne rêva que sehoras, sérénades, bal- cons et fenêtres grillées ; on se déguisa en person- nages de Zurbaran et de Velasquez. Or, pendant ce temps, il y avait à la Childe- herty au milieu de toute cette cohue , un artiste modeste, homme d'esprit et de raison, qui ne par- tageait nullement toules ces billevesées. Il ne se passionnait pas chaque matin pour une nouvelle idole, il se contentait de travailler à sa guise et d'étudier consciencieusement son art. De temps en temps, il se permettait même quelques mots assez piquants à l'adresse des sires et seigneurs. C'était là un crime qu'on ne pouvait lui pardonner. Il fut mis au ban, on le honnit, on lui fit toutes les charges imaginables, et, comme la nature Pavait doué d'autant de nez que d'esprit, de talent et de bon sens, M. Fourreau s'avisa un jour de faire sa caricature. Elle eut un succès immense. Dantan ieune la reproduisit en terre avec celte verve ingé- — 185 — nieuse dont il a depuis donné tant de preuves; il la spiritualisa pour ainsi dire; et, dès ce moment, M. Bouginier, tel était le nom de la victime, de- vint populaire. La charge en sculpture , qui avait clé oubliée, reparaissait rajeunie, fraîche, accorte et pleine de grâce. Elle devait, entre les mains de son rénovateur, prendre un essor qu'elle n'avait jamais eu. En moins de quinze jours, tous les murs de Paris eurent leur Bouginier ; les romantiques de la Childebert commencèrent celle scie par ven- geance, les gamins de Paris la continuèrent par désœuvrement. Paris ne possédait pas un seul pan de muraille qui n'eût son Bouginier. Il fallait en doter la province. C'était au commencement de l'été. La plupart des artistes entreprenaient leurs pèlerinages. On prometlait de se rejoindre , mais où? mais comment ? « Ma foi, dit un des premiers parlants à ceux qui devaient partir plus lard, nous sortirons par la barrière d'Italie. Regardez les murailles le long de la route : vous. y trouverez votre itiné- raire. » Ils partirent en effet, et, quinze jours après, une seconde caravane se mil en marche. Quel chemin prendre ? La première chose qu'ils apef- — 186 — curent sur la muraille , à côté de la barrière , ce fut un superbe Bouginier avec un doigt indiquant la route de Fontainebleau. Ils suivirent ces indi- cations, qu'ils trouvèrent tout le long de la route, et qui les conduisirent à Lyon, à Avignon et à Marseille. Arrivés là, ils avaient la mer devant eux. On avait sans doute tracé la charge indica- trice sur les eaux du port, mais le flot avait tout effacé. Comment faire? Or, voici qu'en passant dans la Canebière , un des voyageurs retrouve tout à coup le fil d'Ariane. M. Bouginier était là, frappant de ressemblance et le doigt appuyé com- plaisamment sur le mot « Mallhe » , écrit sur l'enseigne d'un bureau de départ. Il n'en fallait pas davantage. On prit passage sur le premier na- vire en partance pour l'ancien séjour des cheva- liers de Saint-Jean de Jérusalem. On trouva là, sur les murs de la Douane , le même signe con- ducteur et le doigt indiquant Alexandrie, On le retrouva en Egypte sur les pyramides. Enfin , après trois mois, les deux bandes se réunirent dans les ruines de Thèbes, au moment même où l'avant-garde était en train d'y tracer le nez et la main convenus et d'écrire : Suez. Le dénoûment de cette charge se voit encore à Paris, place du Caire , où M. Berthier, archi- — 187 — lecte , ayant été chargé de faire une façade au passage, bâtit une maison égyptienne de Tordre d'architecture de Karnac , et perpétua cette plai- santerie en plaçant à la frise , au milieu de divi- nités égyptiennes , le plus beau et peut-être le seul Bouginier qui survive dans les rues de la ca- pitale. Quant à la petite charge en plâtre de M. Dantan , elle se trouve dans toutes les collections d'amateurs. La révolution de juillet arriva au milieu des grandes disputes des classiques et des romanti- ques. Elle vint faire diversion à cette nouvelle querelle des anciens et des modernes. Les habi- tants de la Childebert se divisèrent en Bousingots et en Jeune-France. Les premiers adoptèrent l'habit de convention- nel , le gilet à la Marat et les cheveux à la Robes- pierre ; ils s'armèrent de gourdins énormes , se coiffèrent de chapeaux de cuir bouilli ou de feutres rouges, et portèrent l'œillet rouge à la bouton- nière. Les seconds conservèrent leurs pourpoints , leurs barbes fourchues, leurs cheveux buisson- neux. Les Bousingots et les Jeune-France n*avaient de commun que leur haine du bourgeois, qu'ils — 188 — appelèrent génériquement épicier. La société ne se divisa plus à leurs yeux qu'en bourgeois et en artistes , les épiciers et les hommes. L'antagonis- me était flagrant, et Bousingots et Jeune-France passèrent le jour à inventer des épithètes désa- gréables à l'adresse de leurs communs adversaires, et la nuit à imaginer des tours qui troublassent leur sommeil. Cotte métamorphose ne devait pas être la der- nière, et Jeune-France etBousingots procédèrent bientôt à leur vingtième incarnation. Les uns , les Jeune-France, se transformèrent en blasés, en rêveurs , Qn poitrinaires ; ils éprou- vèrent tous du ifagueà l'âme, des tristesses som- bres; ils étaient marqués du sceau de la fatalité. On ne peut se figurer toutes les tortures qu'ils s'in- flis^èrent pour se donner l'œil sombre et le teint pâle. Il y en eut même qui ne reculèrent pas de- vant le moyen ordinaire des jeunes filles qui dési- rent conserver l'élégance de leur taille : ils firent d'effroyables consommations de vinaigre et de cornichons. Enfin la plupart se convertirent au néo-catholicisme, avec Gustave Drouincau et Me Uoux-Lavcrgne. Comme il leur fallait toujours imiter une époque quelconque de notre histoire , ils 9C firent jansénistes , illuminés , quiétistes, ol — iS9 — traitèrent les pères de l'Eglise comme ils avaient fait précédemment de Voltaire et de Racine. Seu- lement le jargon mystique avait remplacé le jargon du moyen âge ; ils étaient plus ridicules , et voilà tout le progrès. Quant aux autres , ils avaient bien adopté aussi Tair intéressant, le visage pâle et lesyeux sombres, surtout après les grands succès d'Antonrel d'An- gèle ; ils n'avaient aucune répugnance à porter un poignard à tcle de mortdansleur poche, des habits de couleur sombre, une face de déshérité et des cheveux de maudit. Mais il ne leur convenait pas de se munir d'un cilice et d'aller s'agenouiller des heures entières sur la dalle froide des nefs gothi- ques. Les Bousingols, à peu près dégrisés de leurs théories littéraires et artistiques, tout en conser- vant les cheveux longs à la Buridan ou coupés courts kh malconfent^ tournèrent leur encensoir du côté de la beauté, de la jeunesse, du vin et de la bière. Ils se firent viveurs^ matérialistes ^ et, pour caractériser cette vingl-et-unième incarnation, prirent le noble nom de Badouillards. Avec chaque incarnation, le style changeait, l'esprit s'identifiait avec la situation. Les badouil- lards furent les premiers à brûler ce qu'ils avaient adoré : ils devinrent les ennemis irréconciliables — 490 — du movofl âçfe et de son jargon. Ils trouvèrent les côtés ridicules de la mode d'hier. Tout devint de Tolède^ môme le beefsteack aux pommes de terre. 11 n'était pas rare d'entendre un jeune homme dire au garçon qui le servait chez le restaurateur : — « Donnez-moi du fromage de Brie, mais du Brie de Tolède. « Les mots bon ^ excellent, exquis, beaucoup, etc., étaient remplacées dans ce nou- veau lexique par ces deux seuls mots : de Tolède. Quant au reste de la langue , on se bornait à retrancher la dernière consonnance, pour y sub- stituer la syllabe mar. On disait épicemar pour épicier, boulangemar pour boulanger, cafemar pour café. Ainsi de suite. C'était de l'esprit dans ce temps-là. Il est vrai que nos pères ont tous ri à se tordre en mettant le mot turlurette à la fin de chaque couplet de chanson , et nous-mêmes nous sommes long-temps amusés de ce refrain si connu La rifla , fia , fia, etc. Que signifiait MAR? Que voulait dire ^Mr/ure//c? Absolument la même chose que la rifla , fia, fia. Personne n'a jamais pu le savoir. Quant aux mœurs des Badouillards, elles diffé- raient de celles des Jeune-France. Pour être bon Badouillard ., il fallait passer trois ou quatre nuits au bal , déjeuner toute la journée et courir ô» — 191 — tume de masque dans tous les cafés du quartier latin jusqu'à minuit , heure où s'ouvraient les bais des Variétés, du Palais-Royal et de Musard. On appelait cela du bonheur d grand orchestre. Cela dura jusqu'en 1838 , époque où l'école fantaisiste absorba Jeune-France et Badouillards. La haine seule du bourgeois survécut à cette dernière trans- formation. La Childebert continua de faire une rude guerre à Vépicier dans tous les genres. MM. Drolling, peintre, et Labrousse , architecte, y avaient établi leurs ateliers d'élèves, c'est-à-dire leurs camps. Que de fois, par exemple , les habi- tants du quartier, réveillés au milieu de la nuit par des bruits inconnus chez tous les peuples civilisés, regardaient aux fenêtres de l'infernale maison et se disaient avec une piteuse résignation : « Allons, nous ne dormirons pas cette nuit : il y a fête à la Childebert ! » La Childebert était alors éclairée a giorno.^ de- puis le premier jusqu'au belvédère, et l'on voyait passer devant les fenêtres des fantômes d'hommes et de femmes, dans des costumes étranges, inde- scriptibles, le tout criant, hurlant, gesticulant et gambadant. C'est pendant une de ces fêtes qu'un paysa- giste aujourd'hui célèbre , avant frappé à la porte — 192 — d'un de ses amis et ne recevant pas de réponse, n'imagina rien de mieux , pour vaincre cet obsta- cle , que d'y mettre le feu à Taide d'un tas de co- peaux. Ce commencement d'incendie fut regardé à la Childobert comme une des meilleures plai- santeries dont elle eût été le théâtre. Les habitants du lieu ne se contentaient pas de troubler leurs voisins pendant la nuit; ils inven- taient encore mille moyens de les effrayer pendant lajournée. Ainsi , un jour, les élèves de M. Drol- ling s'emparèrent d'un énorme dogue blanc, la ter- reur du quartier, le peignirent en tigre, lui atta- chèrent une casserole à la queue et le lâchèrent sur la place. L'animal effrayé. prit sa course à tra- vers les rues du faubourg Saint-Germain; les pas- sants se sauvèrent en jetant des cris, les boutiques se fermèrent, et pendant une heure ce fut une pa- nique indicible dans tout l'arrondissement. Une autre fois, au moment de la grand'messe, les fidèles qui se rendaient à l'église Saint-Ger- main-des -Prés trouvèrent la place envahie par une troupe de Bédouins, fumant de longues pipes orientales. C'étaient les hôtes de la Childebert, enveloppés dans leurs couvertures , qui venaient se chauffer au soleil, sur le trottoir opposé à l'é- glise , au grand ébahissemenl des paroissiennes. ~ 193 — L'extérieur de la Childebert ressemblait à une immense cage à poulets , mais Tintérieur était plus horrible encore. L'escalier s'effondrait , les car- reaux étaient disloqués , les murailles crasseuses et humides. L'été , il fallait être à l'épreuve de la peste pour l'habiter. A chaque étage on rencontrait des modèles des deux sexes en costumes de Faunes , d'Amadrya- des , d'Adam et d'Eve , se rendant d'un atelier à l'autre. Le séjour en était impossible à tout ce qui n'é- tait pas artiste. Il fallait une prudence extrême aux bourgeois qui y venaient faire tirer leurs portraits pour en sortir sans avoir subi quelque mauvaise charge. Une des plus communes était celle-ci, lors- que posait tranquillement une épicière : (c N'est-ce pas ici qu'on a besoin d'un saint Jérôme?» s'écriait un modèle nu en ouvrant brus- quement la porte. De mémoire d'hommes, madame Legendre , la propriétaire, qui avait acheté la maison en 1795 pour une liasse d'assignats équivalant à la somme de vingt-cinq francs de notre monnaie actuelle, n'avait fait la moindre réparation à sa propriété. Elle laissait tout aller de mal en pis en disant : -*-« Après moi , on fera ce qu'on voudra; c'est 13 / — 101 — toujours assez bon pour des gens qu'on a tant de difficultés à faire payer. » Aussi la maison faisait-elle eau de toutes parts, et, si l'édilité parisienne n'en avait pas fait acquisi- ;tion, elle eût fini par être dévorée par les punai- ses. Une nuit, M.Signol avait fini par abandonner ison lit à leur voracité , se contentant d'un simple matelasjeté au milieu de la chambre. Elles le sui- virent courageusement. Le lendemain, M. Signol acheta de la mélasse et en barbouilla le carreau tout autour de son matelas. Mais voyez l'astuce des punaises ! elles grimpèrent au plafond , se posèrent juste au-dessus de leur victime et se laissèrent tom- ber sur elle. M. Signol se déclara vaincu. Malgré l'horreur de Madame Legendre pour les réparations, il y eut cependant une homme qui sut la forcer à faire remettre dix ardoises sur le toit de sa maison. Cet homme est Emile Lapierre, l'é- légant paysagiste. Mais, pour arriver à cela, il lui fallut faire des prodiges d'imagination ; il lui fallut une volonté à dessécher le Zuiderzôe. Lapierre était un des bons locataires de la Childebert : il payait son terme. Une nuit, toutes les cataractes du ciel s'épanchèrent sur les toits de Paris. Les jeunes toits résistèrent, les vieux furent transpercés. En se réveillant, Lapierre futtout étonné de se trouver — 195 — couché au milieu d'une rnaro. Il cria. La portière monta. « Eh ! que faites-vous donc, Monsieur? — Vous le voyez bien , je me noie; allez me chercher un bateau.» — Monsieur, il n'y en a pas dans le quartier. — Eh bien, dites à la propriétaire de venir voir le bassin qu'elle me loue à la place de la chambre que je lui paie, moi. — C'est vrai , Monsieur : vous êtes peut-être notre seul locataire exact au terme ; mais vous sa- vez bien que ce n'est pas la peine , madame ne se dérangera pas. — Ah ! Madame ne se dérangera pas ! Je sais alors ce qui me reste à faire. Le lendemain Lapierre avait descellé trois car- reaux du sol ; il avait pratiqué un grand trou ; il faisait monter chez lui tous les porteurs d'eau de la fontaine d'Erfurt et leur ordonnait de vider leurs seaux sur le parquet. Les Auvergnats n'y pouvaient rien comprendre ; il ouvraient de grands yeux et essayaient en vain d'emplir ce nouveau tonneau des Danaïdes ; mais comme on les paya très bien , ils offrirent de revenir à la charge. La- pierre refusa. Mais le tour du voisin de l'étage inférieur était venu de croire a un renouvellemeni — 196 — du déluge universel ; il pleuvait chez Aimé Millet, le sculpteur; il poussa des cris d'aigle. La por- tière remonta. — Madame , jetez-moi la perche ; appelez les maîtres nageurs ! — Tiens ! tiens ! tiens ! fit la portière, c'est en- core pire que chez M. Lapierre. — Ce que vous dites là est peut-être neuf , mais ce n'est pas consolant. )) Cependant on monta chez Lapierre pour véri- fier le fait ; on y trouva les porteurs d'eau exer- çant consciencieusement leurs fonctions de Da- iiaïdes. « Que faites-vous là , Monsieur Lapierre ? de- manda la portière. — 11 fait chaud ; c'est très agréable de pren- dre un bain froid à domicile ; je n'ai pas voulu être le seul à me procurer ce plaisir dans la mai- son ; j'y fais participer les amis. » Et voilà comment Lapierre fit remettre dix ar- doises au toit de la Childebert par madame Le- gendre, propriétaire. Aujourd'hui, la Childebert a vécu : elle est rem- placée par une rue. Les maçons, en la démolis- sant, ont trouvé dans les cheminées des choses étranges, qu'ilsn'avaient jamais vues nulle part. A- — 197 — près un long examen, les savants s'aperçurent que ces choses , qui n'appartenaient à aucun règne connu, étaient simplement des torchis de pinceau et des raclures de palettes amoncelées ; ces détri- tus avaient formé un corps plus dur que le mar- bre. Nous citerons encore , parmi les hôtes aujour- d'hui illustres de l'ancienne Childebert, les frères Leprince, peintres degenre ; Louis Boulanger, au- teur deMazeppa ; MM. Schopin etSignol, élèves de Rome; M. Garnier, graveur , auteur du Moïse et des Aveugles de Géricault; Dulong, peintre d'un grand talent; Bouchot, mort si jeune, après avoir laissé un chef-d'œuvre , les Funérailles de Mar- ceau; enfin Français, Baron, Nanteuil (Céles- tin), Aimé Millet, le charmant sculpteur, Marcel Verdier ; Auvray, peintre de mérite . mort à trente- deux ans; Gabriel Montaland,un des meilleurs or- nemanistes de notre époque; mais nous nous ar- rêtons : la nomenclature serait trop longue. La Childebert devait occuper le monde , môme après sa disparition. Les ouvriers, en abattant ses murs, trouvèrent sous une épaisse couche de plâ- tre, au fond d'une armoire, une médaille très effa- cée par la rouille. MM. Adrien deLongpérier et de Saulcy furent chargés de la déchiffrer. Ils éminent - 198 — chacun une opinion. Deux numismates en opt tou- jours chacun une. On appela M. Duchalais ; il se trouva d'une troisième opinion. Enfin M. Lan- glois, le plus jeune de tous les collecteurs devieux sous , lut ce qui suit : LÉGISLATEURS SOUVENEZ-VOUS QUE CETE (sic) MÉDAILLE FUT FRAPPÉ (sic) AVEC LES FERS DE LA BASTILLE PAR LE PATRIOTE PALOY VAINQUEUR DE LA BASTILLE Cette quatrième opinion paraît être la bonne jus- qu'à présent; mais nul ne peut répondre de Tave- nir: il peut pousser un nouveau numismate. On voit des choses si extraordinaires, même à Paris. LES OISEAUX DE NUIT LES OISEAUX DE NUIT LA HALLE DE PARIS A LA LUMIÈRE DD GAZ. A partir de minuit, heure terrible ou charmante, ci Ton en croit les poètes d'opéra-comique , heure des amants , des voleurs , des joueurs et des frui- tiers, le vaste espace compris entre la pointe Saint-Eustache et la rue de la Fcronnerie , la halle, en un mot, s'anime et se remplit de mou- vement, de tumulte et de vacarme : le sabbat de notre civilisation commence. C'est un contraste étrange , plein de terreurs et d'enseignements. Tout le Paris honnête sommeille. La halle veille seule. Les fenêtres, ces yeux des maisons, se sont éteintes peu à peu ; le silence s'est emparé du reste de la ville. Mais pénétrez, si vous en avez l'audace , dans ce qu'on nomme le carreau des la- — 202 — nocents : tout change ; c'est un pêle-mêle de ma- raîchers , de porteurs , de paysans, de revendeurs de fruits et de légumes, de foris de la halle, d'in- specteurs, de sergents de ville , de cuisiniers. Les jurons s'entrechoquent; les cris se répondent d'un bout à l'autre du marché ; les hommes , les che- vaux , les charrettes, se croisent, se heurtent, s'in- jurient. Puis de tous les cabarets d'alentour partent des chansons grossières, des cliquetis de bouteilles brisées, des bruits de chocs de verres , des inter- pellations bizarres, des propos nauséabonds. Tous les timbres de la voix humaine , depuis les plus aigus jusqu'aux plus graves, se confondent pour former le tapage le plus assourdissant que jamais oreille humaine ait pu supporter. Votre nerf olfactif n'est pas affecté moins désa- gréablement. Il y a là des émanations si multiples, des mélanges d'odeurs si hétérogènes , que vous tombez bientôt dans un état très voisin de l'apo- plexie. Les fleurs aux suaves parfums gisent à côté de bottes d'oignons ; les violettes se cachent sous des tas de choux; la rose s'épanouit parmi les carottes; les fruits enfin sont entassés pêle- n\ê\e avec les plantes médicinales et sont arrosés quelquefois par la boue du même ruisseau. — 203 — Du reste , il faut avoir exploré les environs de cet immense bazar végétal pour se faire une idée de toutes les misères et de tous les vices qui dé- vorent et dégradent une partie de la population. Rassemblez toutes vos forces, assurez votre cœur contre le dégoût, et hasardez-vous, en observa- teur, en philosophe , chez les marchands de vins et surtout chez les liquoristes qui ont la permis- sion d'ouvrir leurs bouges pendant toute la nuit. Chacun de ces cabarets a sa physionomie, sa ré- putation, ses excentricsy ses habitués, ses fidèles, qui ne vont guère autre part. Voici, par exemple,, la lanterne triangulaire de Paul Niquet; nous lui devons la priorité : quand un homme a su se créer un nom , dans quelque industrie que ce soit , cet homme a nécessairement dépensé une plus grande somme dïntelligence et d'activité que ses con- frères. On pénètre dans cet établissement par une al- lée étroite, longue et humide. Le pavé est le mê- me que celui de la rue : c'est du grès de Fontai- nebleau; mais il est tellement piétiné par les nom- breux clients, que la rue Saint-Denis et la rue Saint-Martin, aux jours des grands dégels, oeu- vent passer en comparaison pour d'agf-éablps uro- menades. Les habitués déposent le long des murs — 20i — leurs hottes et leurs fardeaux, pour arriver jusqu'à la salle principale, nous devrions dire tout sim- plement hangar, car cette boutique n'est qu'une ancienne petite cour sur laquelle on a posé un vi- trage. Elle est meublée de deux comptoirs en étain, où se débitent de Teau-de-vie , du vin, des liqueurs , des fruits à l'eau-de-vie , et toute cette innombrable famille d'abrutissants que le peuple a nommés dans son énergique langage du casse- poitrine. En face de ces comptoirs, contre le mur, et fixé par des supports en fer, est un banc de chêne où se reposent les consommateurs. C'est là qu'ils font la sieste, c'est là qu'entre deux rondee de police, ils essaient un peu de sommeil, au mi- lieu des cris, des vociférations, des disputes de ceux qui se tiennent debout devant le comptoir. On vante le sommeil de Napoléon la veille d'Au- sterlitz et celui de Turenne sur l'affût d'un ca- non, je ne sais plus à quelle bataille; mais qu'est- ce que ces somnolences inquiètes, agitées, auprès du lourd et profond sommeil de ces parias, obli- gés, la plupart, de voler môme le moment de re- pos qu'us prennent à la dérobée : car il est défendu de dormir dans le cabaret de Paul Niquet ; il faut consommer, se tenir debout et parler, ou bien la police, qui ne dort jamais, enlève les dormeurs — tiOo — et leur fournit un lit au violon du posie de la Halle- aux-Draps. Les comptoirs lourds et massifs sont chargés de brocs, de fioles et de bouteilles de toutes formes, portant des étiquettes bizarres : Parfait amour , Délices des dames, etc., ornées de petites gravu- res grotesquement coloriées, dont quelques unes représentent Napoléon, les bras croisés sur la poi- trine; celles-là renferment naturellement la L/^r^ewr des braves. On y voit aussi un affreux buste , barbu et empanaché , que les érudits du lieu di- sent figurer le Béarnais. Le nom tout pastoral du mélange qu'il renferme est celui-ci : Petit lait d'Henri IV. Du reste, pour dix centimes, on vous servirait là un verre de liqueur de la Martinique , signée de M™« Anfoux ou de M™^ Goodman, aussi bien qu'une goutte d'absinthe. L'étiquette seule changera. Le trois-six restera le même à peu de chose près. Par un passage étroit, on arrive à une petite salle située derrière le comptoir : c'est le salon de conversation, un lieu d'asile ouvert seulement aux initiés, aux grands habitués, aux buveurs éméri- les, à ceux qui ont depuis bien des années laissé leur raison au fond d'un poisson de camphre. Trois longues tables et des bancs de bois — 206 — composent le mobilier ; les murs sont blanchis à la chaux. L'architecture de ce bouge est bossue, tordue, renfrognée ; on y voit des angles rentrants, des excavations et des proéminences sans motif. Tout cela a lair d'une réunion de morceaux hy- brides, étonnés de s'être rencontrés après quelque épouvantable cataclysme. Il devait se trouver des pièces ainsi faites au milieu des ruines de la Poin- le-à-Pître, après le tremblement de terre. Dès la porte, on est saisi à la gorge par une odeur fa- de, chaude, nauséabonde, imprégnée de miasmes humides, qui soulève le cœur; c'est une puanteur qui est particulière à cette société immonde ; elle donne un formel démenti à la science , en prou- vant que l'homme peut vivre sans respirer. Là on rencontre des parias de toute sorte : des chiffon- niers et des chiffonnières, des poètes et des musi- ciens incompris, des ménétriers de barrière, des Paganini de ruisseau , des domestiques qui ne cherchent pas de place, des soldats en bordée, ÙGs, grinches de la petite pcgre ; c'est un pandé- monium bizarre , qui n'a pas encore eu les hon- neurs d'une fidèle monographie. Les uns dorment abrutis devant des verres d'eau-de-vie, abattus sur la table ou blottis dans des coins comme des ani- maux immondes; d'autres Càusenl philosophique- — -207 — ment à voix basse. C'est triste et lugubre comme une veillée de mort. Les garçons passent comme des ombres au milieu de ces rangs serrés ; ils por- tent des verres de forme hideuse, qui semblent des seaux de puits et scintillent de couleurs inso- lites ; la forme en est menaçante ; les coupes où les anciens buvaient la ciguë ne devaient pas être au- trement faites ; on voit'qu'ils contiennent quelque chose de terrible : c'est un poison cent fois plus horrible au goûl que tous ceux décrits par la toxi- cologie, que tous ceux inventés par les Borgia et les Exili du moyen âge. Il tue Fâme , il absorbe toutes les facultés ; il est délétère, il brûle, il cor- rode le corps, il éteint la mémoire, il annule tous les sens. De Thomme le plus fort, le mieux or- ganisé, il fait en quelques mois un squelette, un animal, une brute. Car il existe à la halle toute une population d'êtres vraiment problématiques. Ce sont des gens qui ne dorment jamais , ou du moins qui ne se couchent jamais dans un lit. Leur vie est une lon- gue suite d'aujourd'hui, ils n'ont de lendemain que le jour où, ramaesés par quelque patrouille de sûreté, ils sont jetés dans un lit d'hôpital pour y mourir. Le bien-être, môme celui de Tassislance publique, les tue. La nuit, ils vivent du débris — 208 — des festins des heureux de la terre, ils rongent les os comme des chiens, et se contentent des croûtes et des restes qu'on jette à la borne. Le jour, ils s'accroupissent dans Tangle de quelque cabaret, accoudés sur une table, Tœil morne, les joues hâ- ves et pendantes , Tâme affaissée dans leur corps abruti, et ils dorment effrayants, les yeux ouverts. A côté de tous ces gens en haillons , quel est ce vieillard si frais, si rose, si propret, qui semble un gras chanoine égaré dans ce séjour de damnés? C'est un poète bergerade, c'est un faiseur de bu- coliques , c'est un rêveur de prairies et de fleurs , c'est un Dorât perdu dans ces égouts. Il se nomme Huard. Il était maçon , il est aujourd'hui garçon chez Salle, l'heureux successeur de Paul Niquet. Le père Huard est né poète comme tant d'autres sont nés hommes d'état. Il fait des vers comme certains font des lois, sans trop savoir au juste ce que c'est. Il avoue naïvement n'avoir jamais étu- dié , mais avec le simple bons sens on arrive à tout. Deux fois Bicêtre lui a charitablement offert ses appartements gratuits, et Charenton lui a donné l'hospitalité , et cela parcequ'il a de l'intelligence et de l'esprit, parcequ'il se sent tourmenté par le démon de la poésie , parceque , bien avant tant d'autres, il avait osé jeter un regard sur les misé- — 500 — res de l'espèce humaine. Huard était un précu^ seur, il prêchait dans le désert ; on le prit pour un fou, on l'emprisonna, on le persécuta; il eut, comme tous les apôtres, les honneurs du martyre. Rien de plus touchant que d'entendre raconter par ce brave homme Tentrevue qu'il eut avec un de nos meilleurs écrivains. «Ah! Monsieur, dit- il, en voilà un, un vrai, un de la bonne roche! Il a écoulé mes vers sans rire, lui ! » Le père Huard n'a qu'un malheur, c'est de faire des poèmes didactiques, descriptifs, et bucoliques surtout. Il aime trop les vers, surtout les siens. Avouons pourtant qu'au milieu de ce fouillis d'o- des, de chansons, d'élégies, de pastorales, d'églo- gues , il se trouve parfois des pensées neuves et hardies, enchâssées dans une belle forme. La con- versation du père Huard est amusante, colorée, toute remplie d'images, et toujours enveloppée d'un certain mysticisme qui semble agrandir sa pensée et la rend pour ainsi dire visible. Nous lui demandâm^? si parlais le doute n'était pas venu le saisir au milieu des fatigues de son pénible état , au milieu de tous ces êtres infimes, incapa- 1 les de le comprendre. Il nous répondit avec une e Tîphaso assez voisine de l'amphigouri : « Ai-je douté quand je me suis assis Donr la oremière foi5 14 — 210 — à cette fête intellectuelle , au milieu des hasards de Thiver et sous les nuages menaçants? Est-ce que je ne savais pas qu'au delà de ces sombres va- peurs brille l'astre immortel dont les rayons ne sont que voilés? Lorsque je suis entré ici pour vi- vre dans cette boue , est-ce que je ne savais pas que plus haut il y a des champs d'azur et de lu- mière , dont nos yeux sont destinés à contempler la splendeur? Que m'importe cette race désolée qui m'entoure, ces hommes dévastés, ces cerveaux sans idées ? Je n'ignore pas qu'avec la génération future , la vie reviendra s'épanouir et fleurir dans ces corps décharnés, que l'idée jaillira sous ces crânes épais , où fermente secrètement l'éternelle fécondité de la nature ? Aussi je patiente et j'es- père. » On comprendrait volontiers Charenton si l'on ne découvrait pas une âme noble et pleine de foi , d'espérance et de résignation, sous le fatras préten- tieux de cet honnête homme. Tous les êtres dé- gradés qui étaient là l'écoutaient la bouche béante sans comprendre une seule de ses paroles. Après ravoir entendu , nous sommes sorti moins déses- pérant de l'humanité , de ce bouge où tout le reste avait été pour nous horreur e» dégoût. 11 nous fallait de l'air, nous étouffions dans cette — 211 — atmosphère fétide ; la tristesse de Tâme nous avait saisi; le bruit nous était nécessaire. La nuit s'a- vançait et il nous restait encore bien des choses à voir, caries premières scènes qui s'étaient passées sur le carreau des halles n'avaient été que le pro- logue du grand marché , qui prend tout so'a déve- loppement à quatre heures du matin. L'aspect de la place a changé ; la y^opulation n'est plus la même. Voici venir les paysans ; voici les costumes des habitants de la Picardie et de la Normandie ; voici les femmes des environs de Pa- ris, avec leurs mouchoirs rouges enveloppant le bonnet blanc, avec leurs jupes bariolées, leurs manteaux de laine blanche, aux capuchons de ve- lours noir ; voici venir la limousine grise et jaune rayée de bleu des rouliers. La langue qu'on parle n'est qu'un patois composé de vingt autres patois, qui ne se parle qu'à la halle , dans les transactions de fruitières à maraîchers , ne se comprend nulle autre part , et n'existe dans le monde que l'espace de quelques heures par nuit, de deux à quatre heures du matin , à Paris , au centre du monde ci- vilisé. C'est un ancien idiome qui doit avoir quel- ques rapports avec celui dont se servent les rive- rains de la Méditerranée, et avec celui des trafi- quants de l'Archipel des Antilles, jargons sans ~ 242 — . couleur , sans poésie, secs et pauvres, faits prin- cipalement pour le trafic de l'argent , dont ils ont le son métallique. Après une nuit passée dans les cloaques dont nous avons parlé plus haut et au milieu de ces êtres immondes à qui Tivresse arrache de temps en temps^de sinistres confidences, on se sent heureux et soulagé de respirer cet air tout imprégné de sen- teurs balsamiques ; on contemple avec admiralioii la vigoureuse santé de ces vaillantes filles des campagnes ; on revient peu à peu aux sentiments humains. Le ciel semble plus beau, plus étoile; l'aube vient blanchir les toits des maisons ; la halle a l'air d'une foire de campagne ; le commerce hon- nête , réel , a remplacé la Cour des Miracles. Tout à coup de tous les cabarets voisins partent des cris d'ois«aux de proie , des hurlement de bêtes fauves ; on entend encore dans les cabinels quel- ques lambeaux de cnansons nideuses : ce sont les oiseaux de la nuit qui quittent leurs repaires, hon* teux de voir le soleil , et prennent leur volée çàet là. Ici ce sont des figures patibulaires ; là de jeunes femmes pour qui, chose étonnante, ces nuits hon- teuses semblent n'avoir pas de fatigue , et qui ne laissent qu'à regret la ténébreuse orgie qu'elles recommenceront la nuit suivante, ^^'iionûête ou- — 243 — vrier qui va à son travail les salue de quolibets en passant. Les hommes sont tout honteux de ces huées; ils ont comme une vague horreur de ce qu'ils ont fait. Mais les femmes, au contraire, semblent fières de leur abjection; elles bravent le mépris tête haute et renvoient quolibets pour quo- libets. Le sens moral est complètement éteint chez elles. De tous les êtres de la création , la femme t>3t toujours le pire quand elle n'est pas le meilleur. \ Lk VILLA DES CHIFFONNIERS LA VILLA DES CHIFFONNIERS Là bas, bien loin, au fond d'un faubourg im- possible ^ plus loin que le Japon , plus inconnu que rintérieur de TAfrique , dans un quartier où per- sonne n'a jamais passé, il existe quelque chose d'incroyable, d incomparable, de curieux^ d'af- freux, de charmant, de désolant^ d'admirable. On vous a parlé de carbets de Caraïbes, d'ajoupas de nègres marrons, de wigwams de sauvages, de tentes d'Arabes; rien ne ressemble à cela. C'est plus extraordinaire que tout ce qu'on peut dire. Les camps de Tartares doivent être des palais au- près..Et cependant cette chose , qui ferait frisson- ner un habitant de la rue Vivienne, est dans Pa- ris, à deux pas du chemin de fer d'Orléans, à dix minutes du jardin des plantes, à la barrière des Deux-Moulins en un mot. Cela a nom la cité Doré, non par antiphrase, — 218 — maisparceque M. Doré, chimiste distingué, est propriétaire du terrain. Vu d'en haut, c'est une réunion de cabanes à lapins où logent des chré- tiens. Vu de près, c'est douteux, mais après tout c'est consolant. C'est une ville dans une ville, c'est un peuple égaré au milieu d'un autre peuple. La cité ne ressemble pas plus à l'autre Paris que Can- ton ne ressemble à Copenhague. C'est la capitale de la misère se fourvoyant au milieu de la contrée du luxe ; c'est la république de Saint-Marin au centre des Etats d'Italie; c'est le pays du bon- heur, du rêve, du laisser-aller, posé parle hasard au cœur d'un empire despotique. Laissez-moi vous dire ce que j'ai vu, ce qui m'a été dit, ce que j'ai observé. Attendez vous à voir du laid, mais ne lâchez pas trop la bride à votre ima- gination : elle pourrait se figurer de l'horrible , quand ce n'est que triste ; de la pastorale , quand ce n'est qu'un rayon de soleil ; des larmes , des gé- missements , des grincements de dents , quand il y a joie , bonheur et gaîté. Il ne sera question ni de voleurs , ni d'assassins , ni de tapis francs. Tout cela se passera en famille , au sein de la pau- vreté honnête et travailleuse , jamais au milieu du dénûment hideux. En un mot, nous allons vous conduire dans une colonie de propriétaires, les — 219 — plus pauvres de tous les propriétaires du monde entier peut-être, et non parmi la race vivant au jour le jour, dans des garnis sans nom dans aucune langue. Le château de Bellevue , qui a servi jadis de siège à la société connue , au temps de la Restau- ration et pendant les premières années du règne de Louis-Philippe , sous le nom de Brasserie an- glaise , est situé au carrefour formé par les cinq rues ou chemins qui arrivent à la barrière des Deux-Moulins. Une pareille entreprise , montée sur une grande échelle , devait occuper un grand espace et nécessiter de vastes constructions : aussi le propriétaire d'alors , le lord amiral C..., fut-il obligé, pour loger ses nombreux chevaux et ses cuves, de faire abattre presque tous les arbres qui ombrageaient un des plus beaux parcs de Pa- ris : il avait douze cents mètres de superficie. Mal- gré tous ces sacrifices , l'entreprise périclita ; châ- teau et parc furent vendus à la criée et achetés par M. Doré, le propriétaire actuel. Les constructions telles qu'écuries, ateliers, furent démolies. Et ce parc, jadis si beau, si ombreux, si fleuri, devint une manière de marais qui n'était plus séparé du chemin de ronde de la ville que par une simple haie vive à laquelle les gamins du quartier faisaient — 220 — en une heure autant de trouées qu'en réclamaient les besoins du jeu du berger ou de cache-cache. Le maraîcher, qui ne pouvait rien récolter sur son terrain , se fatigua bientôt de planter des salades ai de petites raves pour les retrouver arrachées ou fou- lées aux pieds des enfants. Il abandonna cette terre ravagée dontla surveillance était fort difficile, pour ne pas dire impossible , à cause des mœurs du voisinage , et le pauvre parc ne fut plus qu'un sim- ple terrain vague. En 1848 , M. Doré eut l'idée de diviser sa pro- priété pour la louer par lots aux bourgeois de Pa- ris, qui, comme on sait, ont une passion toute parti- culière pour le jardinage. Ils louent à cet effet de petits carrés de terre trois fois grands comme un mouchoir dans quelque faubourg éloigné , et tous les dimanches ils vont, accompagnés de leur fa- mille,jouer àl'horticulteur dansleur jardinet. L'af- fiche Terrain à vendre ou à louer au mètre se pa- vanait au vent depuis quelques jours, quand M. Doré , qui s'attendait à y voir entrer pour le moins quelque' Némorin de la rue Saint-Denis ou un Daphnis et une Chloé du quartier du Temple, vil apparaître un chiffonnier de la plus belle espèce, hotte au dos, crochet à la main. Sa surprise était grande , mais elle redoubla lorsque — 221 — notre homme lui dit qu'il venait pour louer du ter- rain. Aux questions du propriétaire il répondit qu'il voulait se bâtir une maison de campagne pour lui et sa famille. Le bail fut passé pour dix mètr«6 de terrain, àraison de cinquante centimes le mètre par an. C'était un homme laborieux, intelligent , plein de courage. Dès l'aube du jour suivant, il était à l'ouvrage, entouré de sa nombreuse famille. Ils creusaient les fondations de leur villa champêtre , ils achetaient, à cinquante centimes le tombereau, des garnis de démolition, et quelques jours après ils se mettaient bravement à édifier. Mais, hélas ! l'architecte improvisé n'était guère habile , les tra- vaux marchaient lentement, et l'impatience était grande : on voulait prendre possession de la pro- priété , on avait déjà la fièvre qu'a tout homme qui acquiert une terre , fièvre qui ne se guérit que par l'usage de la propriété. Avant tout il faut que tout honnête acquéreur taille , rogne , remue sa terre , gâte son jardin, plante à tort et à travers, pour qu'il croie à sa propriété. No'tre famille de chiffon- niers était atteinte de cette maladie. Ils voulaient demeurer chez eux. Mais à cela il y avait un grand empêchement : c'est qu'il n'y avait pas de maison. La belle saison verdoyait , Tair étaM chaud. Ma — 2-J.-1 — roi, taut pis! à la guerre comme à la guerre. On planta une manière de tente sur le terrain, et toute la famille se mit à habiter sous la tente en plein Paris, absolument comme si elle se fût trouvée dans les déserts de la Syrie ou dans les forêts de TAmérique. Diogène, qui a dû être quelque peu chiffonnier dans Athènes , sa lanterne le prouve d'ailleurs suffisamment, avait bien habité dans un tonneau. Au bout de trois mois, la maison était construite de fond en comble. Le toit était posé. Ce toit avait été fait avec de vieilles toiles goudronnées sur les- quelles on avait posé de la terre battue. Au prin- temps suivant, on planta des clématites, des capu- cines et des volubilis sur ce toit, de façon que, lors- que vint Tété , la famille semblait habiter dans un nid parfumé. Cette merveille fut visitée par les confrères ; chacun envia le bonheur du chiffonnier proprié- taire qui , pour cinq francs de loyer par an et une dépense une fois faite de cent écus environ , se trouvait posséder en propre une charmante villa , en plein soleil , au grand air. Chacun voulut avoir aussi son coin : on se disputa le terrain ; le parc de Bellevue fut bientôt converti en un vaste chantier. Une ville nouvelle s'y bâtissait. C'était à qui édi- — 223 — fierait son palais le plus promptement. On se pi- quait d'amour-propre , on se stimulait, les bara- ques semblaient sortir de dessous terre comme par enchantement. Les rues, les places, étaient mar- quées. Il y avait cinq avenues, deux places , celle delaCitéetcelledu Rond-Point, le carrefour Du- mathrat, un passage, le passage Doré. Tout cela est en miniature comme toute la cité. En voyant ces petites maisons, ces petites places, ces petites rues, on se croirait volontiers dans une ville de Lilliputiens ; on est tout étonné d'y rencontrer des hommes et des femmes de la taille ordinaire. A la fin de Tété de 1849 , tout allait pour le mieux ; la plupart des maisons avaient des toits. Oh! ces toits, voilà bien le chef-d'œuvre du gé- nie humain. On ne peut se figurer l'imagination qu'il a fallu déployer pour arriver à poser ce faîte si nécessaire : car les décombres, cela se vend dix sous le tombereau, c'est connu. Presque tout le monde sait très mal le métier de maçon, c'est-à- dire que tout hommepeui, àla très grande rigueur, monter un mur de quelques mètres d'élévation ; mais pour couvrir il faut employer des tuiles, des ardoises ou du zinc; toutes ces marchandises sont fort coûteuses , et tout le monde ne sait pas les manier. L'expérience de la terre et de la toile gou- — 224 — dronnée faite par le premier habitant de l'endroit n'avait pas réussi. L'eau avait détrempé la terre ; elle était devenue trop lourde , elle avait crevé la loile. Il fallait trouver quelque chose de nouveau et de moins coûteux. Gest alors qu'un chiffonnier eut une idée sublime ! A Paristout se vend, excepté le vieux fer-blane: il fallait donc employer le vieux fer-blane, qui est très abondant, surtout depuis que presque toutes lescaissesdemarchandisesexportéessontdoublées avec des feuilles de ce métal. On se mit à ramasser ce que les autres dédaignaient, de façon qu'aujour- d'hui la majeure partie des maisons de la cité sont recouvertes en fer-blanc. Dans les premiers temps ellea ont l'air d'être coiffées de casques d'argent. Mais quand, à la suite des pluies, la rouille s'y est mise , cela produit le plus déplorable effet ; cela donne à ces pauvres demeures une apparence hideuse de niche à chien. Là il y a comme pan 'U, dans toute réonron d'hommes, un homme su. "iour. Celui-ci a nom Cambronne , tout comme 1r brave général de la garde impériale. Il n'est ni propriétaire ni locatai- re de la cité ; il s'y est implanté. Un de ses amis lui offrit l'hospitalité un soir; depuis ce temps il y est resté. Il est tout, maçon, couvreur, charpentier, — 223 — menuisier ; il rend des services à tout le mo»'^'. il a su se rendre indispensable. Aussi on le choix,. on le recherche, on s'empresse autour de lui, C'est l'artiste de l'endroit; il chante, il conte, il est gai buveur, joyeux compagnon, bon garçon, conseiller prudent; rien ne se décide sans lui. 11 est tout à la fois juge de paix, avocat, notaire, avoué. Il égayé les plus tristes, et on l'aime à cause de sa bonté, de sa douceur et de toutes les quali- tés d'un cœur franc et généreux. Il apaise les que; relies, réconcilie les ménages brouillés, et donne à tous l'exemple de la bienveillance : car, dit-il, il n'est pas de ménage de dix personnes proprié- taire d'un château à la cité Doré, qui ne trouve plus pauvre qu'eux. C'est de lui qu'est l'invention des toitures en ferblanc. Cambronne est réelle- ment un homme remarquable ; placé dans une autre sphère, nous ne doutons pas qu'il ne s'y fût distingué et qu'il ne fût parvenu à s'y faire re- marquer. Au lieu de cela, les circonstances en ont fait un chiffonnier philosophe. Tout allait pour le mieux, la petite république vivait en paix, quand il arriva un spéculateur. Hé- las! ou ne s'en trouve-t-il pas? Celui-ci était un limousinier (maçon qui dresse les murs). Il avait des avances : il loua un terrain pour y bâtir ; puis, ▼oyant l'empressement qu'on mettait à louer la 15 — 256 - cité, il acquit plusieurs lots, y construisit des mai-» sons, et aujourd'hui qu'il a quarante francs de loyer par an, il se fait plus de cinquante francs par semaine à sous-louer ses bâtisses. Il fait payer vingt-cinq francs par semaine une maison et une âvant-cour. Aussi est-il devenu réellement pro- priétaire, car il a acheté de M. Doré, à raison de vingt francs le mètre, tout l'espace qu'occupent ses bicoques. Cet homme est peut-être un homme heureux, de ceux qui réussissent toujours dans tout ce qu'ils entreprennent, de la famille de ces millionnaires comme nous en connaissons tous, qui sont arrivés à Paris avec un petit écu ; il a comme tous ces gens-là Taclivité et le vouloir : qu'y au- rait-il d'étonnant de voir une grande fortune pre- nant pour point de départ la villa des chififon- niers? Ainsi, en moins de qcatre ans, voici tout un quartier qui s'est bâti, peuplé, régularisé, sans avoir coûté un seul sou à la ville de Paris; des gens qui habitaient des rues infectes, des loge- ments où ils ne pouvaient ni bouger ni respirer, qui aujourd'hui sont propriétaires et ont presque tous des magasins ou des hangars pour déposer leur récolte de chiffons et d'os. Ils ont de l'air, une vue admirable, dans un quartiersain. X\iis\ avons- imiT* remarqué que presqiietous les enfants de la — 227 — cité sont superbes de force et de santé. Ils n'ont plus ces mines souffreteuses, ces corps rachiti- ques des pauvres petits êtres de la Mcntagne- Sainte-Geneviève, par exemple. Ce bien être n'a pas moins influé sur les parents. Ils sont meil- leurs, ils s'entendent beaucoup mieux, et l'on ne voit jamais dans l'endroit ces scènes de sauvage- rie, ni ces ivrognes traînant dans le ruisseau, que l'on rencontre si souvent dans d'autres parties de ce malheureux douzième arrondissement. Nous l'avons souvent dit : assainir c'est moraliser, et les faits sont là pour prouver ce que nous avançons. Depuis l'origine de la cité, la garde n'y est jamais venue, il n'y a jamais eu de bataille, et M. Doré n'a jamais été obligéd'aller réclamer un des habi- tants ramassé ivre dans la rue. Ces braves gens se conduisent honnêtement, en bons pères de fa- mille; jamais ville habitée par des rentiers n'a été plus paisible. Ce semblant de propriété leur a donné des habitudes d'ordre qu'ils étaient loin de posséder avant. Ainsi, jamais ils ne sont en re- tard pour les loyers, et celui qui refuserait de payer ou qui mettrait de la mauvaise volonté serait montré au doigt. Et cependant, parmi quelques bons ouvriers loi gagnent facilement leur vie, combien de mi- sères! On chercherait vainement le nom des états — 228 — de la plupart de ces gens. Ces noms ne sont d'au- cune langue, et lorsqu'ils vous les ont dits, vous êtes encore à leur demander l'explication, et sou- vent, après cette explication, vous ne comprenez pas encore : il vous faut des détails précis. Par exemple, un homme qui vous dirait qu*il est brû- leur de moites, en seriez-vous bien plus avancé ? Non. Eh bien! c'est l'état de M"" Favreau, ex- cantinièrede la grande armée: elle carbonise des mottes pour fournir du feu aux chaufferettes des vieilles femmes de l'hospice de la Salpêlrière. Elle fait cet élat d'un bout de l'année à l'autre, c'est- à-dire qu'elle vit dans une almoï^phère insuppor- table, auprès de laquelle le climat du Sénégal doit être un printemps éternel. L'intérieur du fou de cette malheureuse, car c'est beaucoup plus un four qu'une maison, est une des choses les plus navrantes que nous ayons jamais vues dans nos longues excursions dans le douzième arrondisse- ment, et cependant Dieu sait ce qui nous a passé sous les yeux dans ce malheureux quartier ! Nous ne décrirons pas, c'est impossible ; il faut ▼oir pour croire. Mais ce que nous avons remar- qué, ce que nous ae pouvons nous empêcher de dire, c'est l'immense résignation de tout ce peuph en guenilles; c'est cette philosophie latente que renferment toutes ces âmes fortement trempées; — 229 — c'est cette fraternité pratique qu'exercent entre eux tous ces malheureux. Un seul fait nous servira d'exemple. En iSoO, la femme d'un chiffonnier, un des plus pauvres de la cité, accoucha de trois jumeaux. Le phénomène fit du bruit, les journaux en parlèrent, la charité privée s'en émut, on en- voya des layettes à la pauvre mère; mais elle n'en avait plus besoin : les habitants de la cité s'étaient cotisés, ils avaient fourni aux nouveau-nés tout ce qu'il leur fallait, et les autres mères nourrices s'étaient offertes généreusement pour les allaiter. L'administration de l'assistance publique n'en en- voya pas moins deux chèvres à la mère pour l'en- courager à garder sesenfants. Ceux-ci sont morts. La mère était naturellement héritière de ses en- fants. Aujourd'hui elle vend du lait de chèvre aux dames du quartier, ce qui a porte un certain bien- être dans ce pauvre ménage. Mais une chose tou- chante, c'est le rccit qu'elle fait des soins que lui ont prodigués ses voisins, « qui, dit-elle, n'en- traient jamais chez nous les mains vides. » Si nous avons parlé si longuement de la cité Doré, c'est que nous y trouvons noa-seulement une des curiosités les plus extraordinaires de ce Paris inconnu que nous avons essayé d'esquisser ici, mais encore uue excellente institution, une idée qui peut devenir fructueuse. Ce simulacre - 230 — de propriété, en attachant ces malheureux au sol, les garantit contre les mauvaises pensées et les mauvais conseils de la misère, tout en donnant aux classes élevées une sécurité qu'elles ne peu- vent avoir avec l'airgloméralion de pauvres, de vagabonds et de mendiants qui se fait dans les garnis de ces quartiers infects : car, nous sommes obligé de l'avouer, partout où nous avons eu oc- casion de l'observer, nous avons vu le laid en- gendrer le mal. VOYAGE DE DÉCOUVERTE VOYAGE DE DÉCOUVERTE DU BOULEVARD A LA COURTILLE , PAR LE FAUBOURG DU TEMPLE « Les idées oe meurent jamais, les créanciers non plus, » a dit un comique du dernier siècle. Il aurait pu ajouter : « Les habitudes populaires ont le même privilège. » La Courtille n'existe plus, la Courlille est morte, Belleville vit, vive Belleville ! Les jours de fête, les dimanches et les lundis, les lundis surtout, on est étonné de voir la foule immense qui monte le faubourg du Temple pour courir vers la barrière. Et cepeudaut Belleville a }»erdu les plus beaux fleurons de sa couronne. Le îois de Romainville avec ses parties d'âne, le parc Saint- Fargeau, si cher aux grisettes, les prés Saint- — 234 — Gervais, ces délices des petits bourgeois, se sont convertis en rues, places et carrefours; les maisons y ont poussé à la place des verts gazons, des ar- bres séculaires et des lilas fleuris. L'île d'Amour, ce séjour enchanté où s'jtai^nt noués tant de nœuds éphémères, par une singulière irouie, est dovenu une mairie; on s'y marie pour de bon, et cela sans rire. Le Sauvage, ce bal qui fait ép ^que dans le sou- venir des Parisiens, est devenu une bonne, digne et honuêle maison bourgeoise; le Grand-Vain- queur a disparu, et tant d'autres. A peine si Des- noyers aux Folies et Favié daignent encore donner asile aux amateurs de la chorégraphie exagérée; les guinguettes, les cabarets chantants ont subi le sort des bastringues et des bals champêlres. Au- jourd'hui il n'y a guère plus d'arbres et de janjins dans la bonne ville de Bdleville que dans la rue Saint-André-des-Art^. Les paysans de cette cam- pagne sont des employés de ministère et des ren- tiers. La civilisation a agi ici comme dans l'Amérique du Nord ; en avançant elle a chassé les sauvages devant elle. Il y avait jadis des cultivateurs qui plantaient quelques groseillers et quelques ceri- siers, pour récolter des procès-verbaux faits aux Parisiens qui, le dimanche s'aventuraient dans ces contrées; ils ont été porter leur industrie plus loin, au-delà des fortifications. Le juge de paix de — 235 - la commune n'a plus à juger les griseltes qui chi- paient des Heurs, ni les gpniins qui gobaient des raisins; de mém? que ses confrères des douze pre- miers arrondissements, il n'entend plus que les plainles des créanciers acharnés et les doléances des débiteurs récreneurs de bâtiments, ses plus assidues prati- ques, on lui demandait un filet de bœu( l Et lui très- — 239 — intelligent servait un filet. Ses confrères riaient à se tenir les côtes de sa trop grande naïveté. — Mais, lui disait^oo, avec du faux-filet, ou de la culotte bien préj)arée, on remplace avantageu- sement le filet. Fais comme nous, apprends ton état. — Puisqu'il y a quelque chose dans le bœuf qu'on nomme filet, et qu'on me demande du filet, je sers du filet. — Bah ! tu n'es qu'un maladroit, un gâte-mé- tier, tu t'en repentiras. — Nous verrons, reprenait naïvement le bon- homme, chacun fait son commerce comme il l'en- tend. Il en était de même partout; avec de la chico- rée on faisait du café; avec tel amalgame savam- ment combiné, avec une mixture quelconque, on remplaçait irès- gentiment le vin, fùl-ce même le bordeaux, qui ne demandait qu'un peu de violette pour tromper les palais les mieux exercés. Le vieux marchand laissait dire et laissait faire. Quant à lui, il n'einploya.l que des marchandises de première qualité, achetées aux meilb urs comp- toirs. On voulait du café, n servait du moka ; son rhum lui venait de In Jamaïque, son eau-iiO-vie de Cognac, ses vins de Médoc, ou de Beaune, ou d'E- pernaj» Encore savait-il faire un bon choix. — 240 — Qu'est-il arrivé de cette façon naï e d'agir? C'est qu'aujourd'hui le père Passoir, honoré, respecté, vit grassement de ses rentes; il fait chaque jour sa parlie de piquetchez Hainselin, libre de tout soucis. Deux ou trois autres fortunes ont été faites dans la maison qu'il a fondée, tandis que les autres, les conseillers, courent encore la pratique et voient leurs têtes blanchir dans leurs boutiques solitaires. Y aurait-il vraiment quelque avantage à être hon- nête dans ce monde? Espérons-le, grand Dieu! Quand ce ne serait que pour qu'il se rencontre encore quelques commerçants qui entendent le commerce comme ce doyen de l'aloyau et du ragoût de mou- ton. IV Avant de passpr le canal, puisque je dois vous guider, nous devons nous arrêter au Crocodile^ à la maison Doistan. Vous qui venez étudier les mœurs parisiennes, il faut aller au Croco. Là se réunissent, de trois à cinq heures, une par- tie de ceux qui vivent du théâtre. Vous y rencontre- rei depuis le petit auteur jusqu'au soufïlour, l'ac- teur et le machiniste, le musicien et le garçon — 241 — d'accessoires. Tout ce monde-là vient fralerneile- ment y chercher de soi-disanls appéiils. Aussi n'entend-on de tous côtés que cet éternel cri : — Edmond, une absinthe I Edmond est un jeune gars dégourdi, qui a fait son apprentissage au milieu de cette foule artiste. 11 va, il vient, il connaît chacun par son nom et l'interpelle sans façon. Il s'intéresse aux partie» de piquet, donne des conseils aux joueurs, et prend tant de part aux fluctuations du besi ou du remse, qu'il oublie de verser son absinthe. Oh 1 l'absinthe ! encore une des plaies de notre époque. On ne peut se figurer le nombre de gens de talent qui s'abrutissent, perdent la mémoire, s'em- poisonnent, se tuent le plus gaiement du monde avec celte terrible liqueur d'alcool et de-vert de- gris que nous envoie Pontarlier. De l'aveu de tous le monde, l'absinthe est dangereuse et n'a aucune des vertus qu'on lui attribue, et cependant, chaque annnée, la consommation de ce poison augmente d'une façon effrayante, chaque jour ofïre quelque nouvel exemple de ses vertus délétères. Qu'ira- porte ! on en boit de plus en plus. C'est l'aurait du gouffre ; il attire l'imprudent qui ose mesurer ses profondeurs. Notre génération s'est fatiguée de vivre par la tète, elle veut vivre par le ventre; elle s'ennuie, elle ne veut plus penser, elle s'éluui'- — 242 — dit en croyant se distraire. Voilà pourquoi elle s'adonne à l'absinthe et au cigare. En cela elle res- semble aux orientaux adonnés au hatchich et à l'opium. Elle ne boit plus, ce plaisir s'en est allé avec la chanson et la causerie, elle s'enivre et elle hurle. Le vin ne pouvant suffire à ces tempéra- ments brûlés, ils se sont jetés sur l'acool et l'ab- sÎDthe. Nous sommes mornes et taciturnes; ou ba- vards, stupides, diseurs de rien; la gaieté et l'es- prit nous ont décidément quittés, effrayés de nos cris. Au Crocodile, à propos, on n'a jamais su pour- quoi on avait ainsi baptisé l'établissement, c'est une fantaisie d'absinthier , au Crocodile donc, si l'esprit devin seul y abonde, on y a du moins un avantage, c'est de n'y point rencontrer de buveurs bruyants, de n'y entendre ni cris ni gros mots. On s'y grise, on y exagère même un peu le mot griser ; mais enfin tout cela se fait en gens civili- sés qui savent vivre. Si nous voulions nous y arrêter au lieu de pour- suivre notre route, et de faire une pose au cabaret des croque-morts, nous écririons tout un article sur la physionomie de ce cabaret qui ne laissera pas de devenir aussi célèbre dans l'histoire de notre siècle que la Pomme-de-Pin et la Bouteille-d'Or Je sont dans les deux derniers siècles. Ainsi le nom de — -2i3 — M. Doistan passera à la postérité, à côté de ceux des grandes réputations qui s'enivrent chez lui. Quel honneur ! pour qui ? Dans dix ans, combien en restera- t-il de ceux que nous coudoyons aujourd'hui sur le boulevard et sur les quais? Tout change, tout passe, le son des cloches funèbres nous l'anDonce ; nos cercueils sont prêts, ils attendent leur proie. Le nombre des victimes ne diminuera pas, l'expérience journalière est là, qui nous le dit. Mais il n'y a pas de ville où le spectacle de la mort ne fasse moins d'impres- sion ; on est accoutumé aux enterrements , qui veut être pleuré après sa mort ne doit pas mourir à Paris. L'on y regarde passer un convoi avec une indifférence vraiment superbe. Cela se passe assez gaiemeut dans le monde (dia- logue entendu). — Vous savez, dit une dame, ce pauvre M. Ber- nard est mort. — Pique. — Je coupe, cœur; que me dites- vous là? — C'est épouvantable ! — Vous jouez trèfle , madame ; — c'était un honnête homme ; de quoi est-il mort? — 244 — — Carreau. — Il s'est avisé de mourir subite- meiji. — Je reprends. — C'est encore heureux, ses héritiers n'auront pas de médecins à payer. — Et passe carreau. Et la partie continue; M. Bernard et ses vertus alternant avec les atous et l'imijénal d'as. Caries, ce n'était pas à cet honnête citadin qu'on s'intéres- sait le plus. 11 est vrai que la même indifférence attend ces mêmes joueurs demain, peut être. Le célèbre Bicliai, auteur du livre de la vie et la mort a une rue qui porte son nom au faubourg du Temple. C'est là qu'est située l'administration gé- nérale des pompas funèbres, en face de la rue Cor- beau, près l'hôpital Saint-I.ouis. On chercherait vainement des noms, un voisinage mieux appro- prié à la chose. IjPs voituies sortent par la rue Ali- bert. Encore un médecin. Cela ne semble-t-il pas une lugubre ironie? Le rendez-vous des croque-morts, est chez un marchand de vins, au coin delà rue Corbeau ! Ahl nous nous plaignions tout à l'heure de notre gaieté qui s'en va ; c'est là qu'on rit , c'est là qu'on chante , c'est là qu'on s'amuse. Le croque-mort est d'un naturel grivois, il aime le vin, le jeu, les belles, comme un choriste de Robert le Diable, il les chante à tue-tête, et quand l'ouvrôge ?a bien, il les — 24a — fête avec joie et plaisir. Il plaisante avec grâce, il conte la gaudriole, il sait Thistoire de toutes ses pra- tiques ; il répète gaiemeut son refraia habituel : Monsieur le mort, laissez vous faire, 11 ne s'agit que du salaire. Car il sait calculer. Il faut bien vivre, liélas ! Si on ne meurt pas plus gaiement à Paris qu'ailleurs, on y enterre du moins avec joie. Cela fait toujours plaisir. V! Figurez-vous une prande, immense salle, peuplée d'une population tout de noir habillée , absolu- ment comme les quatre-z-officiers de M. Mal- borough. Les tables sont aussi de marbre noir, sans doute pour ne point jurer avec les costumes des con- sommateurs. L'aspect général du lieu est d'ailleurs convenablement lugubre; et il faut tout l'esprit de messieurs les croque-morts pour l'égayer un peu. Ma foi, la vie des gueux mérite d'être observée de près ; ou y découvre de la franchise, et les pas- sions qui sont à nu ont une originalité piquante, nous avons assisté au fameux souper de la Tous- saint. 11 faut l'avouer cela ne se passe pas autremeni — 246 — que dans les autres corporations, fût-ce même celle des agents de change. C'est auosi bruyant, les pro- pos n'y ont pas de suite, et les convives semblent, comme partout ailleurs, se deviner plutôt que de converser ensemble : seulement, au lieu des vins frappés à la glace et servis dans des carafes de cris- tal taillé, ce sont des brocs qu'on porte et du ca- chet noir qu'on demande. Mais hélas! là aussi, ils ne font que paraître sur la table, et ils ne sont déjà plus. Les dames, car elles assistent à cette agape fraternelle ne cèdent en rien leur part aux hommes, elles boivent, fument, mangent et allaitent leurs enfants tout à la fois. Les chiens mêmes sont de la partie, et s'est à qui leHr fournira la pâtée la plus abondante. Ces braves gens aiment singulièrement leurs chiens; ils les embrassent et leur parlent avec une aiïeclion sentimentale que n'a pas la plus jolie femme pour son king-Charles. Ces gens ont le bonheur de ne connaître ni la dis- simulation, ni l'hypocrisie. A la moindre contra- diction, le visage des femn)es se tuméfiait, uneautre parlait avec euiporlemenl; mais les hommes cédaient constamment à la voix de ces femmes. Ce n'est pas à dire pour cela que la soirée se soit passée sans rixes, sans combats et sans horions ; non, plus d'un œil a dû porter le lendemain l'empreinte des mains vigoureuses qui le rencontrèrent sur leur pas- — 247 - sage. Mais cela se passait en famille, et une dame ayant pris un homme au collet, et le secouant si vigoureusement, son voisin calma tout à coup sa colère en lui disant : — Assieds-toi, c'est une femme qui parle. Puis vinrent les chansons à boire et les rondes de table Les femmes criaient des airs surannés, el les hommes écoutaient. Ces chants étaient pour a plupart composés d'une multitude de mots bizarres, espèce d'argot à l'usage de certains chansonniers de ces derniers temps. Ils avaient un caractère de liberté absolue, et leur idiome grossier rendait faci- lement toutes leurs idées. Ce langage est précis, énergique, et S'» fait parfaitement comprendre. Le repas dura plus de dpux heures, non comme des affamés, mais comme des gens qui s'amusent. Tout se consomme à Paris, la chimie a beau ôécora- poser les aliments frelatés et nous parler de ses gaz ; l'estomac robuste ne connaît pas tous ces nouveaux systèmes, vrais ou faux, utiles ou erronés. La déli- catesse ne régnait pas parmi eux, mais il y avait profusion. Eux qu'on ne croirait devoir commander à personne, ils se faisaient servir d'une voix impé- rative, et le garçon était vertement admonesté lors- qu'il n'avait pas répondu à la voix d'une de ces dames ensevelisseuses. Les petits brocs se succédaient sans interruption. — ïîiS — on en demandait de tous côtés jusqu'à dix à la fois, les litres d'eau-de-vie se montraient aux deux bouts delà table, tout s'emmêlait, les conversations et les verres, les chansons et les disputes; on jurait, on criait, les chiens hurlaient, les enfanls piaillaient c'éiait un tohu-bohu à ne plus rien comprendre, on dansaitet Ton tombait sousla table. Etourdi du bruit et suffoqué d'une odeur désagréable, nauséabonde de viande, de vin et de ménagerie, je quittai la place. Vil Un peu plus bas, chez Soulier, est une population bien autrement corieuse, se sont les carapatas ou MARINS DE LA VIERGE MARIE, parce qu'ils uc courent jamais aucun danger, espèce de race amphibie qui ne vil que sur les canaux. Les voyageurs étonnent beaucoup no» bons badauds en leur disant qu'en Chine il existe une race d'hommes qui naissent, vi- vent, et meurent sur l'eau, qui n'a d'autre do^nicile que son bateau. H faut entendre les lamentations qui se poussent à propos de la misère de ces inter- :essanis Chinois; comme on les plaint, que leur sor* estatfreux! Dieu! leurs femmes ! hélas! leurs pau- vres enfants! Cela fend le cœur ; rien que d'y penser, — 240 — madame est émue, sa sensibilité se révolte, sa géné- rosité met le nez à la fenêtre, et elle pose gravement son nom, celui de son mari, ceux de ses enfants, elle force sa bonne à mettre le sien sur une des in- nombrables listes de cette fantastique souscription qu'on promène depuis cent ans d'un bout de l'Eu- rope à l'autre, pour le rachat des malheureux petits Chinois. Comment peut-il y avoir encore des Chinois plus ou moins intéressants à racheter, quand avec l'ar- gent qu'on a donné, on aurait pu acheter la Chi - ne entière ? Ceci est un mystère qu'il ne ferait peut- être pas bon de trop approfondir. Ne faut-il pas que chacun vive de sou état, même lorsqu'il s'occupe d'œuvres pies ! En France on adore les misères d'outre-mer, on n'a de larmes que pour les misères transatlantiques, la philanthropie aime beaucoup à décrire ce q -'elle n'a jamais vu. Cela pose, cela fait une réputation, cela coûte très-peu, et cela rapporte beaucoup. Ouant aux choses navrantes que nous avons sous les yeux aux enfants qui meurent de faim près du cada- vre de leur mère, morte de besoin, aux vieillards sans lit et sans pain, relégués dans des greniers in- fects, aux infirmes, aux aveugles, à toute cette race de gueux parlant notre langue, vêtus de lambeaux, montrant leur face hideuse à tous les coins, on les — 250 - abandonne à la charité publique. C'est assez bon pour de telles gens, ne rapportant jamais ni hon- neurs ni profits. A Paris nous avons une population entière pour le moins aussi curieuse que toute la nation chinoise à la fois. Elle ne connaît aussi que ses bateaux, elle s'y marie, elle y meurt, elle y vit. Ce sont les Carapatas. Il est vrai qu'elle travaille avec courage, qu'elle ne demande jamais rien à personne, et qu'elle ne fait pas racheter ses enfants, qui sont tous gras et joufflus, bien portants et joyeux, espiègles et mutins. Que diable voulez-vous qu'on soit inté- ressant avec cela ? Et d'ailleurs pourquoi est-elle si près de nous ! Est-ce qu'on regarde ce qu'on coudoie à chaque instant ? Les mœurs des Carapatas sont des mœurs à part qui ne ressemblent à aucunes mœurs connues à terre. Ce sont les hommes de l'eau, ils ne comprennent qu'elle; ils l'aiment d'un amour sincère ; n'est-ce pas elle qui les fait vivre et leur fait boire du vin ? Ils sont plus fanatiques de l'eau que les matelots ; ils s'ennuient dès qu'ils ont mis le pied hors de leurs bateaux; ils savent à peine le nom des villes qu'ils traversent ; mais ils connaissent les cabarets, car leur profond amour de l'eau ne nuit nullement à celui qu'ils professent pour le vin. Pour eux le& villes sont le grand Saint-Martin, le Soleil-d'Or, le — 251 — Cheval-Blanc, l'endroit où Ton vend du meil- leur. On est vraiment étonné lorsqu'on voit ces im- menses bateaux du Mans, grands comme des bateaux de l'Etat, conduits par un homme et sa famille, com- posée d'une femme et de deux ou trois enfants en bas âge, traverser les écluses, traînés par un seul homme, venir prendre quai devant un de ces nom- breux magasins du canal du Temple, vastes comme des villes. VIII A côté du Carapata, actif et laborieux, voici venir, le dimanche, l'Estelle et le Némorin de la rue Saint-Denis. Ce sont de bons et paisibles bou- tiquiers, des ouvriers tranquilles, qui louent dans le haut du faubourg, dans une de ces maisons connues sous le nom de Cours; un petit carré de jardin, grand deux fois comme un mouchoir de poche, et qu'ils viennent cultiver de leurs mains. C'est-à-dire qu'ils y transplantent des fleurs ache- tées aux divers marchés aux fleurs de Paris. A dix lieues à la ronde, on ne connaît de fleurs que celles qui s'achètent à Paris, pour orner les parcs et jar- dins de la campagne. — 252 — Le petit bourgeois est fanatique de son petit jardin et de ses petites pianles, elles lui coulent cent fois plus d'argent à soigne»' que s'il les ache- tait chaque samedi au quai pour les faire trans- porter le dimanche à son petit carré de terre. Il est obligé de payer un homme pour les arroser, heu- reuxencorequand iln'est pas obligé de payer unpor- teur d'eau pour emplir ses arrosoirs. Mais aussi, avec quelle; joie ne revêtira-t-il pas la blouse et le chapeau de paille le dimanche, pour y conduire sa famille et ses amis! C'est avec un véritable senti- ment d'orgueil qu'il offrira un bouquet de deux ou trois fleurs aux dames de sa société. Et quel bon- heur incompréhensible de pouvoir dire chaque jour à son voisin : Voici un beau temps pour ma vigne, mon poirier se ressentira de celte chaleur; j'aurais pourtant besoin de monter à mon jardin pour voir si mon jardinier a arrosé mon rosier et 77J^« œillets. Car la plupart de ces propriétaires ont plutôt des propriétés pour en parler que pour en jouir. C'est pour eux une vanité satisfaite, un moyen de causer avec leurs amis et de leur faire envie. Que n'envie-t-on pas aux autres ! hélas ! J'ai connu un officier qui a passé toute sa vie à envier à un sergent invalide, un vigoureux coup de sabre que lui avait donné, en plein visage, un cuirassier russe, à Eylau. Il se trouvait malheureux d'avoir — 253 ~ été trente ans militaire, sans avoir pu recevoir un aussi beau coup de bancal. Le Parisien passe son existence à rêver le bon- heur des ch.imps, les clairs ruisseaux et l'innocence du vilbge. Il travaille vingt anspoui s'acheter une petite maison blanche à volets verts, dans quel- qu'une de ces agglomérations qu'on fait par sou- scription aux environs de Paris; puis, lorsque ses vœux sont bien accomplis, qu'il n'a plus rien à désirer, il se m^^t à regretter le ruisseau bourbeux de sa rue, le mal du pays s'empare de lui, il se défait à n'importe quel prix de son cottaç;c, et il revient tout triomphant faire sa partie de dominos au café de son quartier. Il dit pis que pendre delà vie de ces pays monotones, des bois et du cham- pêtre, du village et des villageois, et il s'écrie en se rengorgeant : — Enfin, je n'ai trouvé le calme qu'au sein des villes, au milieu du bruit. Heureux de son anti- thèse, il jure, mais un peu tard, qu'on ne l'y pren- dra plusé Car il est guéri de sa folie. 234 — IX Et ma foi! il a parfaitement raison. Il n'y a per- sonne au monde qui ait moins les goûts champêtres que moi. Je préfère un coin du ciel vu par la fenêtre d'une mansarde aux plus beaux paysages. Je ne comprends la belle nature qu'au Luxembourg ou bien au Jardin des Plantes. Quant à la cam- pagne, Ménilmonlant et Montmartre sont mes montagnes; les bois de Vincenoes et de Boulogne mes forêts. Mon rêve n'a jamais été de vivre parmi les poules et les canards, je les préfère à la Vallée tout préparés. Quand on a vécu dans cet atmo- sphère de Paris, au milieu de cette lutte incessante, il vous faut le bruit, le tapage et l'animation des (grandes foules. Aussi conçois-je très-bien que le Parisien pur sang regrette tous les vieux et bruyants usages de sa bonne ville, qui tendent chaque jour à s'effacer déplus en plus. En effet, qu'est devenu notre bon vieux carnaval avec ses cavalcades, ses chie-en-lits en guenilles, ses plaisanteries, qui toutes étaient au gros sel avec accompagnement de moutarde. Et les attrapes, ces bêtises du peuple de Paris, qui consistaient à appliquer aux mantelets noirs des — 255 — vieilles femmes qui sortent des prières de quarante heures, des plaques blanches en forme de rats, à leur attacher des morceaux de drap ou de papier rouge ; et ces pièces de monnaie clouées au pavé ; enfin, tout ce qu'on peut imaginer de plus bête, divertissait infiniment tous ces grands enfants. N'oublions cependant pas la plaisanterie du mar- mot, qui se faisait à tous les carrefours. On fagotait un enfant postiche, il avait le dos tourné, le corps baissé, il semblait vouloir ramasser à terre une pomme tombée de sa main, vous passiez, et, voyant l'attitude embarrassée de l'enfant, vous ramassiez la pomme et la lui présentiez. Aussitôt, vous étiez en butte à mille quolibets, plus saugrenus les uns que les autres. C'était là un des grands plaisirs du peuple le plus spirituel du monde. Des attrapes, il y en a de toutes sortes. On se souvient de l'éternel homme en chemise, moutardier ambulant, que suivaient d'autres masques, s'empressant avec des morceaux de boudin, d'aller puiser de la moutarde au derrière de cette chemise. Et les cris perçaient la nue, on applaudissait à toutes ces plaisanteries. Ce n'était peut-être pas très-attique, mais cela faisait rire. La grande chose du carnaval était la promenade en voiture et les chevauchées du boulevard, qui devaient se retrouver le lendemain à la descente — 256 — de la Courlille. Ah ! la descente de la Courlille, c'étaient là les vériiables bacchanales du peuple fran- çais ! Quelle cohue, quelle mêlée, que de cris, que de bruit Ides pyramides d'hommes et de femmes grimpés sur des calèches, s'apostrophanl d'un côté de la rue à l'autre, toute une ville dans une rue. Aussi, quelles poussées, quelles orgies! Ah! oui, rappelons nos souvenirs et parlons-en I En perdant la descente de la Courtille, le carna- val populaire a perdu son plus beau fleuron. C'é- tait une folie, une frénésie, nous le voulons bien ; mais c'est de cela qu'on pouvait dire, sans crainte d'être taxé d'exagération, que tout Paris y était. Tout le monde disait c'est infâme, c'est ignoble, mais le plus beau monde, les duchesses en domi- nos, et les impures court-vêtues, dans leurs atours débraillés, lescourtisanesen poissardes effrontées, et les bourgeoises en paysannes ou en laitières suisses, s'empressaient, dès qualres du malin, de quitter les salons de l'Opéra, les bals de souscription, ceux des théâtres, et même, faut-il le dire, les bals offi- ciels ! pour y courir. C'était la bacchanale moderne; on en parlait tant — 257 — et tant, qu'on venait de province et de Télranger pour y assister. 11 n'y avait pas de beau carnaval sans une bruyante descente de la Gourtille; toutes les fenêtres étaient louées un mois à l'avance, on les payait un prix fou. Jamais cérémonie officielle, défilant le long du boulevard, ne pourra lulter avec cette grande fête annuelle de la population pari- sienne. Que de familles ont vécu des mois entiers et payé leur loyer d'une année avec la location de leurs fenêtres ! Les propriétaires des grands terrains du faubourg, qui n'était presque bâti que jusqu'un peu au-dessus du canal, faisaient construire des tentes et des estrades pour ce jour-là. C'était la foire du quartier; en ce jour de bombance et d'or- gie, les cabarets regorgaient de monde, il y en avait partout, même sur les toits; on ne voyait que des têtes, et tout cela criait, hurlait, s'aspergeait de vin. Les voilures montaient chargées de masques, et mettaient trois heures pour aller du boulevard à la barrière. Longchamps était dépassé de cent cou- dées. Celte fête était tellement populaire, que les ouvriers économisaient sur leur paye pendant toute l'année pour bien finir leur carnaval. On se jetait des bonbons d'une voiture à l'autre ; puis venait le tour des œufs pleins de farine, car les patronnets et les marmitons, au lieu d^ briser les œufs dont ils se n — 2o8 — servent dans leur métier, y faisaient un simple petit trou par lequel s'échappait le contenu, puis ils remplissaient les écailles de farine et les ven- daient beaucoup plus cher qu'ils n'avaient coûté à leurs patrons. C'était une industrie qui rapportait ^^s sommes folles à tous les gamins des restau- rants et des pâtisseries. Mais quand on avait épuisé ces œufs d'attrapes, comme il fallait encore se jeter quelque chose, c'é- tait de nécessité, on se jetait à la tête des œufs frais ou non frais, tant pis pour ceux qui les attrapaient. D'autres aspergeaient les piétons avec des sacs de farine blanchissant tout les passants; ceux qui n'a- vaient pas le moyen de se procurer de la farine, ou de la poudre répondaient avec du plâtre; puis venait le tour des projectiles ; les pommes cuites commen- çaient, on dévalisait en un instant les charrettes des marchands ambulants, les boutiques des fruitières; les fruits et les légumes crus succédaient, on se canardait avec tout ce qui tombait sous la main, jusqu'à la boue des ruisseaux. C'était une véritable guerre intestine, bienheureux si quelque malin, emporté par son ardeur, n'envoyait pas des pierres et des tessons de bouteilles. Cependant, justice était bientôt laite dépareilles gens. Un fort de la Lalle déguisé en poissarde, ou quelque hardi gail- lard en costume de prince espagnol descendait de — 259 — son char, se posait en vengeur, et corrigeait l'en- tliousiasle sur l'heure el sur le lieu. Il élail tacite- meni défendu de se fâcher, mais il était permis de se horionner. C'était aussi le temps de ce qu*on appelait les engueulemenls. On s'engueulait d'une voiture à l'autre; de fenêtres à voitures, de piétons à fenê- tres; chaque société avait son ou sa forte-en-gueule, espèce de crécelle à poumons d'acier chargée de ré- pondre à tout le monde, d'arrêter la foule par ses propos de haut goût et les dialogues grivois qui s'établissaient entre camarades. Car le suprême du genre était de diviser la bande dans deux voilures et de s'échanger les plus plus jolies choses du monde en une sorte de conversation et de style poissard. On se donnait la réplique comme au théâtre, et jouait une pièce gratis pour les badauds de la rue. Ces conversations se composaient et s'ap- prenaient par cœur longtemps à l'avance. On trouve encore sur les quais certains exemplaires du Caté- chisme poissard ou l'art de s'engueuler propretnenf en société sans se fâcher, qui, 's'ils ne sont pas très- spirituels, sont du moins curieux comme genre de littérature populaire et quelquefois fort drôles. Cela se vendait par milliers d'exemplaires dans les rues pendant toute la durée du carnaval. C'était uûe sorte de langage par assonnances. - 260 — n'ayant aucune prétention à la raison, exagérant les rimes, imitant de très-loin le vers, et dont Vadé lut l'inventeur au dernier siècle. Un de nos plus spirituels écrivains, M. Léon Gozlan, en a fait une fort heureuse imitation dans une pièce jouée aux Variétés en 1848 ou 49. XI Le carnaval riche, celui qui s'est promené pen- dant les trois jours gras en voiture à qualre che- vaux sur le boulevard, s'emparait au petit jour du restaurant des Vendanges de Bourgogne, dont on avait loué les salons et les cabinets longtemps à l'avance. C'éiait devant les fenêtres de l'établisse- ment qu'on venait surtout parader pour voir le fa- meux milord l'Arsouille La maison était située au coin du canal, à la place où se trouve aujourd'hui Soulier, marchand de vins, renommé dans tout le quartier pour ses escargots à la bourguignonne. Elle était immense; on a bâti sur son emplacement einq ou six grandes maisons à six étages avec cours. Là, le combat changeait d'aspect, on jetait des dragées et des oranges aux dames, on inondait les hommes avec des Ilots de Champagne et l'onrépon- — 261 — dait aux projectiles par des écailles d'huîtres et des assiettes encore pleines des morceaux du déjeuner. Car la mode était dans ce temps-là de tout casser après chaque repas, vaisselle et meubles, el de tout jeter par la fenêtre, en faisant voler les vitres dans la rue. Le traiteur en était quitte pour ne servir ce jour-là que les assieties ébréchées et les plats écor- nés qu'il portait sur la carte comme sortant de chez le porcelainier. C'était une façon commode de re- nouveler son mobilier à peu de frais. Un jour le père Passoir eut toute la devanture de sa boutique enfoncée par une cavalcade entière qui y entra et vint se faire servir le Champagne à cheval, au milieu de sa salle, en brisant tout ce qu'elle rencontrait, tables de marbre, glaces et verrerie. Personne ne fut effrayé, personne ne s'y opposa, on était habitué à ces excentricités et Ton savait que les fils du premier empire ne marchandaient jamais leurs plaisirs et ne faisaient pas d'écono- mies. Ils se ruinaient le plus gaiement el le plus bruyamment possible. Us avaient hérité de leurs pères d' une prodig;ilité géante, et ils en usaient en vrais fous qu'ils étaient. Nous n'étions pas encore arrivés aux jeunes gens rangés, calculateurs et crou- piers de la Bourse. C'était une nouvelle société qui prenait posses- -ces- sion de la France ; elle s'amusait à corps perdu, sans arrière-pensée, en véritable vainqueur. La ré- volution de juillet venait d'avoir lieu, on était si heureux d'être libre qu'on ne pensait qu'à jouir de cette bonne liberté. XII On se minait pour se costumer, on mettait tout au Mont-de-Piété, sans penser au lendemain. Ah ! bien oui, demain, disait-on, il ne viendra jamais; amusons-nous d'ubord, nous verrons après. On était dans un enivrement que tout le monde partageait. Les riches faisaient des folies, les pauvres les imi- taient, personne n'avait rien à se reprocher. Un artiste aujourd'hui très-célèbre partit le sa- medi avec tout l'alelier où il travaillait ; les deux premiers jours, ils dépensèrent tout leur arjjenl. Il fallait cependant faire mardi-gras et enterrer mercredi des cendres. Comment faire? Il n'y avait qu'une visite à ma tante qui pût vaincre la difficulté. On fit un paquet général des har;ies de toute la bande, et l'on alla frapper à la porte du commis- sionnaire au Monl-de-Piété. 11 prêta; on s*amusa à la Cûurlille tout le jour, on dansa toute la nuit, on fit la pose obligée chez Olivarî et chez Passoir en — 263 — descendant le lendemain. Mais il fallait aller tra- vailler le jeudi. C'était là le difficile; comment se rendre à l'atelier? Tout le monde était, qui en paillasse, qui en pierrot, cet autre en malin ; l'un avait pris un costume poissard, et cet autre une longue soutane de frère ignorantin; car, après 1830, on £6 déguisait beaucoup en Basile, en haine des Jésuites; ces imprudents travaillaient à la frise de la Madeleine. Leur frère ignorantin fut leur providence; il se dévoua, il alla chercher de l'ouvrage, il eut le bonheur d*en trouver, et la rue fut fort étonnée de voir tout un atelier de sculpteurs, de ciseleurs et de modeleurs, travailler sans relâche huit jours durant en grands costumes de masques. On fit tant et si bien qu'en huit jours, chacun put rentrer dans son vêtement naturel et renvoyer le costume au loueur. Ce fut encore le digne frère qui se présenta pour rapporter l'ouvrage et courir bien vile au grand clou de la rue de Paradis. Lorsqu'il revint, c'était fête. On était délivré de la prison du carnaval. Vous croyez peut-être que cette leçon leur pro- fita! Baste! trois semaines après, ils faisaient la mi-carême, et notre artiste passait huit jours à la Madeleine en turc d*enseigne, il avait recommen*— Parbleu! que faut-il faire pour cela? — 11 faut me prendre dans ta holle et me porter chez moi. — Si ce n'est que cela, montez, et en route. Notre gentilhomme ne se le fit pas dire deux fois, à peine fut-il établi les pieis de ci, la tête de là, qu'il entonna d'une Yoix de stentor cette romance qui faisait fureur : Entre dans ma tartane, Jeune Grecque à l'œil noir, Tu seras ma sultane, Mon bonheur, mon espoir. Arrivé à l'hôtel , les domestiques attendaient M. le comte, mais comme il fallait pousser l'ex- centricité jusqu'au bout, il fit monter le philo- sophe nocturne dans son appartement et se fit ser- vir du punch par son valet de chambre. Porteur et porté en burent tant, tant, tant, que bientôt ils s'endormirent dans les bras l'un de l'autre en cau- sant politique. Et voilà comme il se fit que le jeudi malin du ca- rême-prenant de l'an de giâce d831, madame lo comtesse D... voulant voir si son fils qui était parti depuis huit jours, était rentré, le trouva couché sur un tapis dans les bras d'un frère et ami. — 300 XXXIV Maintenant milord l'Arsouille nVst pas encore mort dans le souvenir du peuple, seulement il est passé à l'état légendaire. C'est pour la nouvelle gé- nération un prince Rodolphe, une sorte de redres- seur des torts doué d'une force herculéenne, qui dans son jeune temps parcourait les cabarets en pro- tégeant les faibles ou châtiant les méchants. Quand un homme avait commis une lâcheté en abusant de sa force, milord arrivait, lui administrait une correction d'importance, et lui donnait de l'ar- gent pour se faire soigner s'il était blessé. Quant h lui, il a abattu tous les forts et purgé la Courtille de tous les batailleurs, les monstres et les mangeurs de nez. Nous ne serions pas étonnés qu'un jour on ne con- fondît milord l'Arsouille avec Hercule, Thésée, Ja- son et tous les destructeurs de monstres de l'anti- quité. Ainsi, nous avons monté ensemble le faubourg du Temple, j'ai sans doute oublié beaucoup de choses dans celte esquisse; mais j'ai voulu vous amuser un seul moment, cher lecteur. Si j'y ai réussi, je dois en remercier mes bons amis Boutin et Marchand, — 301 — ces spirituels artistes que vous avez applaudis tan de fois à la Porle-Sainl-Martin, et qui ont bien voulu me conter à peu près toutes les choses amu- santes que contiennent ces articles. Encore merci aux écrivains dont les spirituels articles m'ont guidé. PARIS INCONNU PARIS INCONNU Il existe un fait curieux et qu'il est bon de cons- tater par ce temps de statisticomanig où nous vi- vons. La misère hideuse, sale, crasseuse, fainéante, vicieuse se cache dans les bas-fonds de Paris, dans les rues humides, noires, encaissées dans la Cité, au faubourg Saint-Marceau, sur les bords de la Bièvre, autour de l'hôtel de ville, dans l'enchevê- trement inextricable de petites rues tortueuses que le marteau de l'édilité vient heureusement de faire disparaître; tandis que la misère remuante, hon- nête, travailleuse, artiste, si nous pouvons nous ex- primer ainsi, cherche l'air, les plateaux élevés, les sommets des montagnes qui encaissent la ville. Lt 20 — 306 — montagne Sainle-Geoeviève, la bulte Saint-Claude, les Deux-Moulins, sont occupés par les chiffonniers, les ravageurs, les gens qui exercent les mille petites industries de la fantaisie parisienne. Les abords de la place Maubert, les rues du bas de la rue Saint- Jacques sont habités par cette race patibulaire, hâve, sombre, rachitique qui fait la désolation de toute capitale, et qu'on est convenu d'appeler, nous ne savons pas pourquoi, les bons pauvres. Autant le chiffonnier est gai, gouailleur, chanteur, insou- ciant, autant le bon pauvre est triste, désolé, mo- rose, ennuyeux. L'un boit, rit, plaisante, se porte bien, se donne des airs casseurs; l'autre se fait pe- tit, parle bas, est cagot, ivrogne en cachette, ma- lingre, hypocrite; le peuple, qui est bon juge, dit du chiffonnier : « C'est un bon zig^ il peut faire ce qu'il veut de son argent : il lui coûte assez cher à gagner. De l'autre, il vous dira : « C'est un faignant, il ne se remue pas. » Ne pas se remuer, c'est le nec plus ultra de la fainéantise, car le contraire peut se traduire par cette maxime de La Fontaine : Travaillez, prenez de la peine, C'est le tonds qui manque le moins. En effet, s'il est un ouvrier qui se donne du mal, qui se remue, c'est bien le chiffonnier; il fait ionl — 307 — ce qu'il peut pour gagner honorablement sa viepap le travail ; landis que l'autre, conliaut en la cha- rité publique, laisse doucement couler sa vie, at- tendant nonciialanimeut les dons du bureau de Tad- minislration de l'assistance; intrépide au repos, il fait des efforts inouïs pour se rendre complètement inutile. Nous avons eu souvent occasion, pour nos études particulières et pour des missions que nous cou- raient des personnes charitables, de voir de près toutes les classes nécessiteuses que renferme Paris, et, nous ne pouvons nous le dissimuler, nous nous sentons une propension toute particulière pour le chiffonnier. C'est là, en effet, que nous avons ren- contré le plus de probité, de courage, de volonté, de philosophie. Nous y avons trouvé des types uni- ques, des caractères à part qui semblent avoir adopté instinctivement pour devise ce précepte d'Horace : Sperat infestiSf meluit secundis bene prœparatum pectus Généralement le chiffonnier vit par bande ; il n'est jamais seul, il aime la société parce qu'il est causeur, parleur, conteur. Dès que l'un d'eux a dé- couvert une maison ou un terrain à louer, tous les autres le viennent visiter et finissent bientôt par former une colonie, un clan, une famille, une espèce de société de secours, où ils s'aident généreusement — 30S - quand viennent les mauvais jours. C'est ce qui est arrivé pour la maison de la mère Marré. LA MÈRE MARRÉ A l'extrémité de la rue Grange-aux-Belles, sur la colline qui domine le canal Saint-Martin, rhôpiial Saint-Louis, à deux pas de nos splendides boule- vards, au milieu des riches usines des iaubourgs du Temple et Saint Martin, au centre du quartier le plus peuplé et le plus travailleur de Paris, s'élève une grande bâtisse blanche de quatre étages ayant toutes les apparences, mais, hélas l rien que les ap- parences, du comfort ; son aspect e«it même, il faut le dire, guilleret et fort plaisant. En un mot, c'est une maison de celles qu'on nomme convenables. C'est la demeure de la mère Marré. La mère Marré? Tliat is ihe question. Keu M. Marré, car il y a cinq ou six ans que ce digne citoyen est parti pour rendre ses comptes au Juge éternel, était un ancien militaire, un vieux de vieille, un vrai dur à cuire. Il avait attiré autour d« lui tous les débris de la vieille armée qui exer- - 309 — çaîent k Paris les petites professions des abords des barrières, tels que marchands de gâteaux, d'allu- mettes chimiques, de radis noirs, de cahiers de chansons, de lacets, fils et aiguilles. Sa maison avait Tair d'une succursale de la caserne des vété- rans; on n'y parlait que de guerres, de batailles, de marches forcées, de redoutes emportées, de batte- ries enlevées, de canons encloués. Les soirées du coin du feu y étaient des veillées d'armes. Assis au- tour du poêle de la chambre, plus d'un commensal s*y croyait au bivouac de la Bérézina ou de Leipzig. On y jugeait les généraux, les maréchaux, les bri- gades et les régiments. Chacun avait servi avec les plus braves, et le tout finissait par des disputes, des gros mots, des jurons, quelquefois des horions échangés en l'honneur d'un des corps de la grande armée. Tout est bien changé ; maintenant les vieux ont suivi leur ancien au tribunal suprême. C'est à peine si, par-ci par-là, on y rencontre encore quel- ques débris de notre gloire. La mère Marré a pris le gouvernement de la maison, et tout n'en marche que mieux. Elle a la victoire en horreur, les succès, les Français, les guerriers, les lauriers lui donnent d: s nausées. Elle a tant et tant entendu parler d'Eylau, Wagram, Austerlitz, Moscowa, qu'elle ra- conterait ces grandes pages de l'histoire impériale — 310 - comme le ferait un écrivain stratégique bien rea seigné. La mère Marré a soixante-cinq ans; c'est une femme de petite taille, replète, alerte, à l'œil fin et narquois, à la voix nasillarde, toujours grognon- nant, de mauvaise humeur, au demeurant la meil- leure femme du monde, un cœur d'or, un véritable diamant au milieu d'un faisceau d'épine. 11 s'agit de savoir la prendre, voilà tout. Elle compatit à toutes les douleurs, car elle a tant vu de misères poignantes qu'elle a fini, la bonne nature, par sympathiser avec le malhenr, comme tant d'autres ne sympathisent qu'avec la fortune et le bonheur. La mère Marré est nue femme d'une activité in- croyable, à minuit on la voit assise dans son vieux fauteuil près de la porte-cochère, à trois heures du malin on la retrouve à son poste, l'œil au guet, sur- veillant ses nombreux locataires au moment de leur sortie. La case de la mère Marré, car ce n'est ni une chambre, ni une loge, ni un salon, ni une pièce, ni un logis, la case donc de la mère Marré est une véritable ménagerie, compliquée d'une voliè-'î, chiens, chats, serins, pinsons, tourterelles, char- donnerets, moineaux francs et friquets y vivent en parfaite intelligence, y ont signé un traité de paix. Depuis la mort de son pauvre Augustin, elle a re- ][>orté toutes ses afifectiop*^ <^ur les pauvres petites - 311 — bêtes qui, du moins, ne se soûlent pas et ne font pas enrager maîtresse. III LE PÈRE UOSGOU Il se passe les scènes les plus curieuses dans le bouge delà mère Marré; elle est toujours en dis- pute avec ses locataires pour leur faire payer leur loyer, qu'ils acquittent par petits à-comptes. Le père Moscou surtout lui donne un mal de galère. Le père Moscou est le vieil enfant gâté de la mère Marré, il était l'intirae de son pauvre défunt, aussi malgré toutes ses frasques l'aime-t-elle toujours. Dès deux heures et demie on entend la voix du vieux soldat chiffonnier fredonnant de toute la force de ses poumons d'acier : Si vous passez sur la place Vendôme, N'oubliez pas le grand vainqueur des roisl Il est fièrement campé sur sa jambe nerveuse, le bonnet de police crânement posé sur l'oreille, il porte sa hotte en vrai troupier fini, comme jadis il — 312 — portait sou sac de soldat, il semble manier une poi- gnée d'épée en faisant voltiger son crochet entre ses doigts. Malgré ses soixante-dix ans il a conservé son allure militaire, ses airs de grognard trouba- dour, et son aplomb de vainqueur de l'Europe coa- lisée. La mère Marré l'arrête au passage : — Ah! le beau chanteur, et mes dix sols, quand me les donneras-tu, mes dix sols, vieux sac à vin? ça ne peut pas durer comme ça, je ne paye pas les impôts avec des sornettes, et le propriétaire avec des chansons, moi. Il me laut de Targent, à moi: ah! mais, ou pas de clef. — Allons^ vieille, pas de mots inutiles; il y aura à la Saint-Marengo quarante ans que tu me dis la même chose, et je suis toujours ici. Que ferais-lu sans ton petit Moscou, ton ami, ton chéri? — C'est bon, c'est bon, je ne me contente plus de belles paroles, moi, il me faut des espèces. — Cependant. — Il m'en faut. — Je n'en ai pas, la vieille crème des bonnes femmes. Déclare-moi en faillite, fais-moi faire ban- queroute, déshonore ton vieil ami, cloue son nom au pilori, envoie -le à Clichy, pour dix sols qu'il te doit après quarante ans de location. Mais je le Tai payée la baraque; allons ouvre, et ne fais pas de — 313 — peine à celui qui a l'honneur d'être ton très-humble et très-obéissant servileur, Antoine Joseph Dallaud, dit Moscou la Bravoure, 11 profile du moment où la mère Marré a le dos tourné, il allonge le bras, tire le cordon et sort en chantant : La victoire est à nous^ zim^ boum, boum. La pauvre vieille le regarde s'éloigner et dit : — Cet être-là fait de mol ce qu'il veut. En effet, le père Moscou est le seul débiteur de la maison, personne n'oserait faire attendre sa se- maine à la iiière Marré, car elle loue indifféremment à la semaine, au jour, au mois et au terme, et il y a des gens qui y sont logés au jour depuis vingt ans et plus. Mais chez le pèfe Moscou, c'est un prin- cipe. Il laisse toujours une petite queue chez tous ses fournisseurs pour, dit-il, avoir des gens qui le rearetteront et penseront à lui après sa mort. Sa journée commence à trois heures du matin, il fouille de droite et de gauche tous les tas d'ordures sur son passage, jusqu'à ce qu'il arrive à sa rue, aux bons las qui lui sont réservés, car Moscou étant connu pour sa probité, a sfs clients et ses maisons. Les portiers lui gardent les paniers des bonnes, à condition qu'il jettera tons les détritus à la borne avant le passage des boueux de la salubrité et avant l'arrivée des lanciers du préfet de police, c'est ainsi qu'il norame les balayeurs embrigadés. En quelques — 3U — minutes, il a visité tous ces paniers, supputé la va» leur de chaque objet, les papiers, chiffons, tessons tout lui sert, tout lui est bon. A huit heures sa bot- tée pleine, il va au faubourg du Temple prendre son rang h la queue du restaurant Passoir. C'est encore là une coutume toute parisienne, qui, malheureusement, tend chaque jour à disparaître et qu'il faudrait cependant conserver. Les anciennes maisons de traiteurs, celles qui datent de trois ou quatre générations, ont l'habitude de faire distri- buer chaque jour aux malheureux tous les restes de victuailles laissés par les consommateurs, elles ont la pudeur de ne pas tirer un bénéfice de ce qu'elles oui une fois déjà vendu. Maisla spéculation moderne est venue, elle a tout changé, maintenant; on a trouvé un moyen de tirer profil de ces rogatons, on leslivre à forfait aux marchands d'arlequins, qui revendent aux pauvres ce qui leur appartient en toute justice. Les successeurs de M. Passoir ont religieusement et charitablement conservé le vieil usage; de la des- serte de leurs tables ils nourrissent plusieurs fa- milles. C'est une bonne action qui n'a pas besoin d'être louép, c'est là un exemple qui devrait être suivi par tous les restaurateurs, qui ainsi, auraient les bénéfices d'une charité toute gratuite. Le père Moscou est un des plus fervents habitués 4e ces distributions matinales. Il vient y chercher — 315 - son pain quotidien. Sa journée est finie lorsque celle des :iutres commence; lorsque Paris, s'éveillant. ou- vre à peine ses boutiques, et que les quartiers riches reposent encore tout entiers dans le calme et le si- lence, il regagne ses appartements en fredonnant quelque vieille marche militaire, il est fier et heu- reux, il a la vie assurée pour vingt-quatre heures ; le roi n'est pas son cousin, il porte dans sa hotle assez de marchandises pour boire tout un jour. Son triage fait; il entonne le refrain : A demain les affaires sérieuses, et il monte à la barrière de la Cf/opinetie, à l'enseigne du Petit pot gris. Là, il trouve nombreuse compagnie : c'est la petite bourse des chiffonniers; c'est dans ce cabaret qu'on discute le prix du. chifTon, du papier, des os, des tessons de bouteilles, marchandises qui pour n'être pas portées aux mercuriales des journaux de com- merce, ne sont pas moins soumises à la hausse et à la baisse comme toutes les autres, et excitentla cu- pidité de plus d'un spéculateur. — 31G — TAPlS-FRAJiCS. Dès qje Moscou a déjeuné, vidé chopine, prit son café, son pousse-café, sa rincette et sasur-rin- ceite, et qu'il connaît le cours de sa marchandise, il commence à vivre, dit-il; c'est-à-dire qu'il se rend à V Abattoir pour se rafraîchir. V Abattoir est une sorte de cave enfumée, sombre, basse, hu- mide, sans air, que le soleil n'a jamais été assez audacieux pour visiter ; ses murs squalides suintent la misère et la puanteur, ses tables boiteuses et, ses bancs écloppés servent de dortoir à toute une popu- lation d'êires abrutis, n'ayant plus conscience de leur existence, ni rien d'humain. C est un des spec- tacles les plus navrants qui se puisse voir qu'une réunion de ces pauvres idiots brûlés par les liqueurs fortes, annihilés par la débauche, qui ne pensent plus, agissent mécaniquement comme des auto- mates, vous regardent avec de gros yeux ternes hébétés, et n'ont mémeplus assez d'intelligence pour comprendre ce que vous leur dites. Ils ne mangent pas, Teau-de-vie suffit à tous leurs besoins animaux; — 317 — ils vivent on ne sait comment; un matin on ies trouve morls au coin d'une borne ou bien au fond de quelque bouge, et personne ne s'inquiète de ce qu'ils sont devenus; ils ont disparu comme l'insecte qu'emporte la bourrasque, sans qu'on s'en émeuve. Il faut un tempérament de fer pour résister aux in- fluences délétères de cette eau-de-mort qu'on dé- bite aux alentours des barrières. Et le Grand-Sainî- Nicoîas, l'estamiuet des pégossiers, et VAbattoir sont peut-être ies plus dangereux de ces débits, et cependant les plus fréquentés, parce que les gouttes y sont très-copieuses, c'est-à-dire qu'ils tuent en moins de temps que leurs confrères. Lorsque le père Moscou a absorbé une dizaine de tournées de cet horrible breuvage, ivre de poison déguisé sous le nom d'eau-de-vie, il regagne en chancelant son pauvre gîte, se jette sur le tas de paille maculé qui compose son mobilier, et s'endort en fredonnant son refrain favori : Si vous passez sur la place Vendôme, etc., etc. Le lendemain, il recommencera; de longues an- nées s'écouleront toujours semblables, toujours ac- compagnées des mêmes joies, des mêmes souffran- ces; il ne sera jamais plus heureux ni plus malheu- reux un jour que l'aulr^, U aura toujours froid en -. 318 — décembre, il grillera en juin, sans se plaindre, sans murmurer, sans accuser le son, sans mau«iire les heureux de ce monde; en ayant toujours une parole compatissante pour ceux qui souffrent de la faim et de la maladie, une larme pour ceux qui pasuent Varme à gauche. Et c'est là l'existence de milliers d'individus qui chaque jour foulent le pavé de la grande ville. Parmi eux il se trouve des hommes jeunes et vigoureux, d'autres qui ont occupé des positions élevées dans le monde, des femmes jeunes et quelquefois belles, qui vivent avec une résigna- tion toute philosophique, s'habituent à la misère et meurent sans avoir jamais envié ce qu'elles voient aux autres, mais aussi souvent, sans avoir pensé uu seul moment à l'abjection de leur position. L'eau- de-vie leur a, dès l'enfauce, anéanti l'intelligence. l'aristocratie de la chiffe. Vjnelquefuis, lorsque les bras manquent dans les usines d'alentour, les industriels viennent deman- der des h mmes de bonne volonté à la maison delà — 319 — mère Marré, où ils sont cerlaius de rencontrer beau- coup de monde, car il n'y a pas moins de trois cents locataires dans les chambrées de la vieille femme. S'il fait mauvais, s'il pleut, par exemple, ils trouveront quelques rares individus qui daigneront peut-être leur donner un coup de main; mais dès que le beau temps reviendra, au moindre rayon de soleil, ils s'envoleront comme une nichée d'oiseaux aux premiers jours du printemps en disant ; — Nous aimons mieux chiffonner, vivre à notre guise, en liberté, au grand air, comme devrais ani- maux que nous sommes. Un goujat, un marmilon est fier de son métier, du Pascalyilen est^e_mêmftdu cbiffonnifir qui aime son industrie, parce^iJL.gllfiIuLiiûime-dxoit au vagabon- dage dans les rues de Parix4uUl^>4ofer^ù il vil dans une indépendance ^omj^lèlp, sans soufjs du lende- main, sans souvenirsj:iu passéj-à4a-grâce de Dieu, se fiant aux bonnes ^ m es p t à 1 a multiplicité des publi- cations liiléraires, et bénissant la fécondité toujours croissante des auteurs dramatiques, des romanciers et des écrivains qui fournissent de quoi ne pas mourir de faim. Aussi y a-t-il une espèce d'aristocratie dans la chiffe, ils comptent leur noblesse par génération; il y a des chiffonniers de naissance et des parve- nus ; ceux-là £ont liers de leurs ancêtres, ils eu par- ^ 320 — leat avec une espèce d'orgueil; il n'est pas rare d'entendre un de ces hommes bizarres vous dire en relevant la tête : — Dans notre famille on porte la hotte de père en fils, il n'y a jamais eu d'ouvriers Chez nous on a le fusil sur l'épaule ou le crochet à la main. En effet, il y a des familles entières qui, depuis six générations, exercent cet étrange métier. Lors- qu'un des fils part pour l'armée , tous les parents, jusqu'aux cousins les plus éloignés et leurs amis, se réunissent pour faire la conduite au jeune soldat; il font une quête entre eux, qui lui est remise au moment de la séparation, et tous les mois ils lui envoient régulièrement une petite somme pour l'aider à charmer les ennuis de la garnison. Dès qu'il a fini son temps, en revenant dans ses foyers, mot un peu prétentieux pour désigner les bouges où gît cette population, le jeune soldat, libéré du service, change son havresac contre une hotte; il redevient chiffonnier comme devant; ils s'accou- plent chiffonniers et chiffonnières; ils donnent le jour à de jeunes chiflonniers, qui, à leur tour, seront glorieux de prouver un jour aux populations à veuir que bon sang ne peut mentir; ils mourront la hotte au dos, le crochet à la main, en explorant quelque monceau d'immondices. L'ambition n'est pas encore venue troubler la cervelle de ces braves — 321 — gens et leur faire rêver pour leurs fils des positions plusélevé?s que celle des parents. Ils n'ambition- nent ni le doctorat, ni le notariat, ni Vélude d'a- voué ou d'huissier , ni ce fameux barreau qui mène à tout, disent les vaudevillistes, et qui, en résumé de compte, a produit plus d'existences déclassées que de gens arrivés. Ils ne se laissent point leurrer par les apparences, ils sont trop philosophes pratique pourcela; d'ailleurs, ils connaissent les goûts de leurs enfants; ils savent qu'en chassant le naturel vio- lemment, ils ne feront que précipiter son retour au grand galop. Devenu vieux et infirme, le chiffonnier n'ira pas à l'hôpital, ses voisins ne le souffriraient pas; ils l'as- sisteront; ils feront des collectes pour lui don- ner le nécessaire, ils se priveront pour lui procu- rer quelques petites douceurs. C'est à qui lui por- tera du tabac, des pipes et le demi-setier d'eau- de-vie, qui est, pour ces natures brûlées, d'une nécessité plus immédiate que le pain. Le chiffonnier pur sang a horreur de l'assistance publique; il re- garde comme un déshonneur d'être»^inscrit au bu- reau de bienfaisance. Il proclame tout haut à qui veut l'entendre que tout homme, à moins qu'il ne soit infirme, doit gagner sa vie, nourrir sa famille, élever sesenfanls jusqu'à leur première communion. Après, ilss'arrangerout; ils feront comme les autres. ParU (mçcdote o | — 322 — VI LE GÉNÉRAL. Mais, place!- place! voici venir le général, l'anta- goniste du père Moscou, son rival, mais son meil- leur ami; il est monté sur son grand cheval, la ba- taille sera rude. Le général est un vieillard de soixante ans, grand, maigre, allongé, qui marche toujours pensif et la tête baissée, semblant se conformer à sa triste pensée; il parle peu parce qu'il réfléchit beaucoup, dit-il. Lorsqu'il fait seller son grand cheval pour partir au pays des chimères, c'est à peine s'il daigne adresser la parole aux valets qui lui offrent le coup de l'élrier. Seller son cheval, veut dire pour le général ava- ler quinze ou vingt grands verres d'cau-de-vie, qui vont joindre une dizaine de litres de vin qu'il a ab- sorbés pendant sa journée, en faisant ses courses avec les amis. Il ne boit jamais que debout, devant le comptoir, il n'y a que les ivrognes qui s'asseoient au cabaret, dit-il, c'est un principe arrêté chez lui. Son heure «Tivée, à la nuit close, il fait sa tournée — 323 — de rogomisteen rogomiste; il arrive au pont de Ve- nise du faubourg du Temple vers minuit et demi; c'est là qu'il livre ses batailles. Avec une gravité imperturbable; il pose sa hotte contre une borne; il est absorbé; il ne voit plus les passants attardés qui le regardent avec curio- sité; il se frappe le front, selon qu'il est mécon- tent ou satisfait de l'inspection qu'il vient de passer de son armée imaginaire ; il s'écrie : — Tant pis ! nous attaquerons, Dieu protège nos armes! Tudieu ! Ils sont à nous; soldats! imitez votre général et vous ferez votre devoir; l'affaire sera chaude, mais j'ai confiance en ce courage dont vous m'avez donné tant de preuves. Il compose son étal-major avec tous les noms des boutiquiers qu'il lit sur les noms d'alentour, noms qu'il sait par cœur. D'ailleurs, les liquoristes, les marchands de vins qui lui font crédit sont tou- jours ses généraux de division et ses chefs de corps. Une heure sonne, la bataille commence, voilà notre chiffonnier général pour deux heures, — Commandant Renard, prenez deux escadrons de hussards et a'iez faire une reconnaissance jus- qu'à ce bouquet de chênes, qui domine cette colline à notre droite, tandis que vous, général Briant, vous vous porterez avec toute votre division sur le vil- lage, vous n'attaquerez qu'après avoir reçu des oir- - 32i - dres formels. Dailleurs, vous serez soutenus par la brigade Germain, qui tiendra le ravin, et par le ré- giment léger du colonel Vessier, qui a dû s'empa- rer des hauteurs et dont j'allends des nouvelles. Puis, il monte sur la passerelle, fait une lor- gnette de sa main, regarde tout autour de lui : — Rien , rien , le colonel aurait-il été prévenu par Tennemi? Non, c'est impossible, nous aurions entendu sa fusillade! — Ah! voici la division Briant qui s'étend dans la plaine. — Braves en- fants ! — Votre général salue ceux d'entre vous qui ne répondront pas à l'appel de ce soir! — Oh! la gloire! la gloire I — Mais, que vois-je ? un aide de camp; il est blessé. Eh bien? — Le colonel Vessier a emporté la hauteur à la baïonnette. — C'est bien, je suis content. Où est donc mon porte-cartes? Fir- miii! Firmin! prends le nom du capitaine, je ne l'oublierai pas. — Le canon... il écoute. Un, deux, trois, et un quatrième coup double. — Ceci m'an- nonce que le deuxième corps d'armée commandé par le général Boyer est en ligne devant l'ennemi. — Tout va bien. — Maintenant c'est à moi, qui ré- ponds à la patrie de tout s ces têtes, de tous ces braves et beaux régiments, c'est à moi de faire mon levoir en ménageant la vie de tous. Une des horloges de l'hôpital Saint-Louis sonne. - C'est le moment, dit le général. Le signal donné — 3£?î — d'un iiôpital, mauvais présage, un Romain recule- rait .. Non, c'est que ce soir nos ennemis encom- broront les vastes salles de douleurs. 11 se recueille un moment comme pour prier, et il retourne prendre son poste d'observation sur le Rialto du faubourg Saint-Antoine; un moment après il redescend, consulte une vieille carte géo- graphique posée sur une borne; il prend son cro- cîiot d'une main ferme, et s'écrie d'une voix pnis- s:inie : — Vous, monsieur, attaquez le bois; empa- rez-vous-en , coûte que coûte. Vous, monsieur, vous soutiendrez le général Briant avec toutes vos forces, et vous, colonel, à la tête du pont... Lieu- tenant, à cheval, portez ceci au général Bri^nt... C'est l'ordre d'attaquer, messieurs... A vos postes ei souvenez-vous que la patrie compte sur vous. Pendant quelques minutes il parcourt les bords du canal, il descend sur la berge, il examine, re- monte l'escalier de la passerelle, puis s'écrie : — Deux régiments pour enlever cette redoute.. . Allons, enfants, je vous envoie à la gloire et à l'immortalité, car on saura que c'est vos invincibles drapeaux qui ont les premiers été plantés au milieu de ces bouches à feu meurtrières. — En avant, à la baïonnette! — Grand Dieu ! ils sont repoussés ! Géné- ral Roumy, assemblez toute votre cavalerie et jetez- la fiurces insolents; culbutez-moi ça... Chargez. — — 326 - Oh ! nous n'eu vien Irons donc pas à bout ? — Qu'on amène rartillerie, el vous, général Prévost, faites jeter un pont sur ce bras de rivière, je me charge de conduire toute ma réserve- Enfin la bataille est engagée sur toute la ligne, «anons et caissons roulants font crier leurs essieux, cavalerie, infanterie et artillerie, tous se mêlent, se culbutent, se tuent, le général passe le pont du canal; il se remue, marche, court, avance, recule, ■^uis, il pousse un grand cri et s^assied sur une "îorne. — Encore une victoire, dit-il; oh! la guerre, le sang! Demain, que de mères éplorées! que de fa- milles en deuil ! que d'amantes et de femmes veu- ves! Seigneur! Seigneur! que celui qui le premier a porié sur la terre ce terrible fléau soit maudit à jamais! Parcourons ce vaste champ de carnage et donnons à chacun les éloges qui lui sont dus. Il reprend tranquillement sa hotte et continue sa récolte de chiffonnier comme si rien n'était. Il se croit sans douie revêtu de son brillant uniforme, distribuant ses récompenses et ses encouragements à ses troupes rangées sur le champ de bataille con- quis par elles. C'est là un fait psycologique bien curieux à ob- serve". Voici un homme qui n'a jamais eu le bon- — 327 — heur d'avoir eu un mauvais numéro et de servir. Lorsqu'il est à jeun il ne parle jamais ni de victoires ni de gloire; il ne pense même pas à l'état militaire, et, dès qu'il est ivre, il ne rêve que victoires et conquêtes, batailles et combats. Quelle révolution se fait-il donc dans son cerveau ? Par quelles transi- lions ce bonhomme si pacifique arrive-t-il à. ces idées de mort, de haine et de carnage? G'est-là un problème que nous laissons à résoudre aux mem- bres de l'Académie des sciences morales. VU LÀ PÉNITENCE. Le général ne se grise qu'à ses heures; depuis deux ans que nous habitons le faubourg du Temple, nous avons eu occasion d'assister à plu» de vingt de ses victoires, soit au canal, soit au marché Saint- Martin. Enfin nous avons Uni par causer avec lii quelques soirs où il n'était pas moulé sur son grand cheval de baliille. Un soir, nous le renconlràmes, il était encore plus pensif que de coutume ; il éiait tristement assis sur un des bancs du boulevard Saint-Martin: — 328 - — Eh bien, général, quelles nouvelles? il fait beau temps pour une bataille ce soir, n'est-ce pas? — Ne m'en parlez pas, j'ai mal agi aujourd'hui, je m'en veux. — Grand Dieu ! mais qu'avez-vous donc fait 2 — Je me suis ivrogne hors de mes heures, dans ?a journée, c'est ignoble! — Bdh ! bah ! avec un verre de vin ça s'oubliera. — Non, monsieur; certes, je ne suis pas de ceux qui disent : je ne me soûlerai plus, ça me serait impossible; je manquerais à mon serment tous les jours; c'est absolument comme si je disais : Je veux un autre nez. Mais je croyais être arrivé à ne me griser qu'à mes heures, 1,^ nuit, quand les gamins sont couchés qu'ils ne peuvent plus nous suivre. Aujourd'hui je suis rentré chez moi avec tout un collège à ma suite; c'est niais, c'est ignoble; je me punirai, je ne boirai pas de huit jours. — Comment ferez-vous? — Oh! c'est facile, je n'ai pas de crédit, pas d'argent, je ne travaillerai pas, il ne m'en viendra pas, je serai sobre forcément. Ainsi le général s'imposait lui-même sa pér.i- tence, et il l'exécutait jusqu'au bout. VIII L ABSOLUTION. Il tint son serment, mais le neuvième jour ol plutôt la neuvième nuit, il galopa tellement sur son grand cheval, qu'à minuit on le trouva ivre, endormi au milieu de la rua du Faubourg-du- Temple, il n'avait pu regagner sou donicile. Un acteur sortant de son théâtre le trouva là gisant. Il en eut pitié et le releva pour le mettre au coin d'une borne, de peur qu'il ne fût écrasé par les voitures. Le général, se sentant remuer, se réveille tout à coup. - Que me veut on? dit-il. — On ne vous veut rien , mais vous pouvez, être écrasé là où vous êtes. — Tiens, c'est vrai! vous êtes un bon diable, vous. Nous allons prendre une goutte ensemble. — Non, je n'ai pas soif; rentrez chez vous. — Je tiens à vous remercier; vous boirez ce que vous voudrez. — Je ne veux rien. — Vous ne voulez rien, vous faites le fier. L'arlisle s'éloignait à ces mois. — Ah! vous me refusez; eh bien, je veux vo« donner des remords ; je me recouche là, on m'écra- sera et ce sera votre faute. Et il se recoucha; l'arlisle revint le relever, et il fallut passer par où il voulait, c'est-à-dire entrer chez le marchand de vin avec lui, car il s'était déjà rendormi. Voilà le général au moral et au physique. Quant à ses ant^îcédenls, personne ne les connaît ; per- sonne ne sait d'où il vient ni ce qu'il a fait jadis. Il n'est pas chiffonnier de naissance, il parle français avec pureté, il est poli, bien élevé; on voit que cet homme a dû avoir éié autre chose que ce qu'il est. Quant aux mille histoires qu'on lui a fabriquées, nous n'en croyons pas un mol. — 331 — IX PROBITÉ DES CHIFFONiNIERS. Nous avons fini notre dernier article en parlant des secours que les chiffonniers se donnaient entre eux, en citant quelques traits de probité et d'or- gueil de cette classe; mais nous ne nous sommes peut-être pas assez étendu sur l'ariicle probité, car devant les tribunaux on ne rencontre jamais de chif- fonniers proprement dits, ce sont des receleurs, des marchands de bric à brac qui prennent ce titre et non de véritables enfants de la chiff't;. Du reste, c'est une chose remarquable, en parcou* /ant les statistiques des bagnes pendant les quinze dernières années, il n'est que trois professions qu'on n'y voie pas figurer; ce sont les huissiers, les co- médiens et les chiffonniers : les trois professions les plus calomniées des temps modernes. Le chiffonnier est ami de l'ordre; il respecte Tau- tOTJlé qui du reste le tolère, et d'assez bonne grâce, et l'a souvent soutenu contre les projets de certains spéculateurs qui ne tendaient à rien moins qu'à — 332 — anéantir celte inléressante profession bohémienne. Ce sentiment de soumission et ce respect apparent tien- nent d'ailleurs à plusieurs causes. D'abord sa position v's-à-visde l'administration delà police qui, pour lui accorder sanicdaille. exige plus de garanties que pour un inspecteur général. Il lui faut des certificats de toutes s'ortes^^dë'^^oone vie ( t mœurs, de bonne conduite, des quittances de loyers et enfin des pa- piers. Ce mot de papier semble bien innocent au pre- mier_abiij:d»jaaiiiL_çache son jeu ; il est terrible, gros de menaces et de difficultés, il est inexplicable, multiforme, muliilogue, il ne veut rien dire, il si- gnifie tout. Dans notre civilisation un homme qui. n'a pas de papiers est un homme perdu. Qu'est- ce que le papier? Personne ne Ta jamais su. C'est un des termes de cette terrible langue admi- nistrative que personne ne parle et ne comprend, et qui s'écrit sur de si vilaines petites feuilles de pa- pier, entachées du timbre, qui coûte si cher. Eofîn pour être chiffonnier reconnu, patenté, mé, daillé, il faut n'avoir jamais subi de condamnation, et presque fournir un examen de conscience, pour être digne d'entrer danse: noble corps. Aussi vous disent-ils avec fierté : — N'exerce pas natre métier qui veut! il fauv être des bons. La probité de cette classe est proverbiale, chaque _ 333 — jour on voit de ces hommes en guenilles, venir porler chez les commissaires de police des objets d'une grande valeur, des couverts d'argent, des nion- »rcs, des bourses et des porleteuilles qu'ils trou- vent dans leurs fouilles. Ces faits se renouvel'eni si fréquemment que l'administration a décidé qu'une lécompense, médaille ou argent, nous ne savons, se- rait accordée aux auteurs de ces actes de probité. Toutes les semaines, depuis quelque temps, le Moniteur insère sous le titre d^ Epaves parisiennes^ une longue liste d'objets trouvés dans les rues. Les cochers de voitures, les garçons de café et de res- taurants et les chilîonniers sont ceux qui figurent le plus fréquemment parmi les personn: s qui viennent faire la déclaration du dépôt. Pour nous donner un exemple de la probité de ces industriels, le propriétaire d'un de ces immon- des bouges, connus à tort sous le nom de garnis, nous racontait qu'un jour il s'était commis un vol dans son hôtel ; on avait volé à un vieux mendiant deux paquets d'allumettes On fît des recherches, on bouleversa la maison, on ne put découvrir le voleur; six mois se passèrent; on ne pensait plus à ce crime, lorsqu'un matin un jeune chiffonnier, qui n'était plus locataire de la maison depuis plus d'un terme, vint le trouver dans son cabinet et lui dit : — Monsieur Jean, j'ai des remords ; j'ai perdu — 334 — le sommeil; je ne peux pas vivre ainsi. J'ai commis un crime; il faut que vous m'aidiez à réparer, au- tant que je puis, le mal que j'ai fait. C'est moi qui ai volé les allumeites de ce pauvre père X... Voici cinq francs que j'ai économisés ; prenez-les ; dé- sinléressez la victime ; mais, je vous en prie, ne me déshonorez pas ; qu'on ne sache jamais que c'est moi qui suis le voleur. Le logeur fut très-embarrassé à son tour ; enfin, le soir, il assembla ses locaîuires et leur dit i — Vous vous souvenez de Z...? il a hérité; et, comme il n'a pas oublié les amis, voici deux francs qu'il a remis pour qu'où boive à sa santé. Puis, il glissa les trois autres francs dans la main du vieux mendiant. Il faut avouer que ce lo- geur était un homme bien ingénieux et surtout plein d'imagination. Il avait passé tout un jour à trouver ce subterfuge. — snii — MONSIEUR BASTIE^^ — SON ÉCOLE. Avant de quitter pour jamais la maison de !a mère Marré, nons devons dire un mot de M. Bastieii, l'instituteur sans diplôme. Jadis le chiffonnier vivait dans une ignorance complète; le papier, pour lui, n'avait qu'une valeur mercantile. Aujourd'hui il s'est piqué d'honneur, il a voulu marcher avec le siède des lumières. H s'est senti le besoin de savoir ce que pouvaient dire ces loques qu'il entassait pêle-mêle dans sa hotte. 11 a voulu faire comme tout le monde, il a envoyé ses enfants à l'école; et lui-même il a làché, autant que faire se pouvait, de réparer la négligence de ses parents ; il s'est mis à apprendre à lire, il suit la politique dans les journaux, il discute la question d"Oiient et les opérations de la Baliique. M. Bastien, qui est un homme d'intelligence et d'initiative, a vu tout le parti qu'il pouvait tirer de ;ette fureur de connaître et s'est établi maître d'é- - 33G — cole, sans brevet du gouvernement A huit heures du soir, moment où les travaux du jour ont cessé, et les magasins n'étant pas encore fermés, ceux de la soirée ne commencent qu'à dix heures, la nichée de la maison Marré est complète, M . Bastien des- cend dans la cour et fait entendre ce cri : — Les amis, les amis, à l'école, à lécole ! Quelques instants après, jeunes filles, hommes, femmes, petits garçons et vieillards viennent se mettre sur deux rangs en silence. M. Bastien passe Tinspection de sa troupe, compte ses élèves, frappe deux coups dans ses mains, et l'on entre en classe. C'est un grand hangar, une sorte d'écurie. Au milieu de la salle il y a deux tonneaux sur lesquels est posée une grande planche qui sert de chaire au professeur. Les élèves sont assis qui sur de la paille, qui sur des escabeaux, d'autres sur des bancs formés de deux piquets fichés en terre et d'une barre transversale. A un signal donné par le moniteur, tout le monde se lève, et M. Bastien fait son entrée triomphale. On se découvre, on salue ; les dames font la révé- rence. Le professeur s'incline devant son auditoire et fait la prière en latin, ne vous en déplaise. Au signal du moniteur, tout le monde se rassied, et M. Bastien commence sa leçon par la lecture à haute voix en commun, puis chacun lit à son tour, et les - 337 — élèves se reprennent entre eux, comme à la mu- tiielle. C'est un spectacle curieux que de voir professer M. Bastien, avec quelle gravité il rappelle à Tordre les insubordonnés, et combien il est pénétré de son importance. Une chose non moins curieuse, c'est le respect des disciples pour le maître. Tout ce qu'il dit est parole d'Évangile ; M. Bastien est un savant; il y a soixante et dix ans qu'il sait lire; il n'a pas oublié! N'importe! ce que vous lui présentez, li- vres, journaux, écriture, lettre, il lit tout couram- ment sans tâtonner ! La bibliothèque de M. Bastien se compose d'une vieille grammaire de Lhomond mise à la réforme par quelque écolier mutin et tapageur, d'un alma- nach de Napoléon par Marco deSaint-Hilaire, et du Guide de l'ouvrier, par Emile Jacglé, le législateur des carrefours. Après la leçon de lecture, M. Bas- lien commente ce code en miniature ; il enseigne à chacun ses droits et ses devoirs envers la société, les patrons, le gouvernement et T Église. Puis il finit par quelques petites anecdotes de troupiers. Lorsque la mère Marré n'a pas été sage, qu'elle a trop crié, qu'elle a tarabusté p:ir trop ses locataires, M. Bastien égayé l'auditoire en lisant quelques ar- ticles du Code des portierSj du même législateur, précieux cade^ u fait à l'école par le père Moscou, 9T( — 338 — qui est inflexibk sur ses droits, dont il veut jouir dans leur plénitude ; il ne paye pas son loyer pour rien. M. Bastien ne manque jamais de terminer sa lecture comique par cette facétieuse observation : — Messieurs, remercions M. Jacglé d'avoir com- posé cet ouvrage ; il était bien nécessaire, il paraît, pour mellre un frein à la tyrannie de monsiei)r et de madame Ducordon, puisqu'il a été vendu à cent mille exemplaires Faut il qu'il y ait du monde qui ait eu à se plaindre de cet aimable couple ! Il se lève ; il récite une prière en lalin que je soupçonne être un distique emprunté à Horace. Mais le pauvre vieillard l'aura trouvé dans un livre en épigraphe; il a vu que c'était du latin; donc ce doit être une prière, se sera-t-il dit. Il frappe dans ses mains; on reprend les rangs, le moniteur en tête; on sort en silence et l'on ne se sépare que dans la cour, après une admonition et sur un signal du maître. M. Bastien, ne voulant pas compromettre sa di- gnité de professeur, ne cbilfonne plus depuis six ans; il est d'ailleurs vieux, infirme et presque Lvcugle. Son école et la lecture du journal de la veille, qu'il fait tous les jours à haute voix depuis le titre jusqu'au nom de rimprimeur, lui rapportent à peu près de quoi vivre, deux francs par jour, sans compter les nombreuses gouttes qu'on lui offre à l'Abattoir. M. Bastien tient son public au courant - 339 — de tout ce qui s'imprime pour ou contre les chif^ foniiiers. Nous ne désespérons pas qu'un de ces soirs cet article, tombant de chez un abonné de Fiyaro dans la hotte d'un de ces philosophes noc- turnes, M. Basiien n'eu fasse la lecture à son audi- toire. Ayant lait tous nos efTorls pour être vrai, noui réclamons son indulgence. TABLE DES MATIERES Pagfl*. LES INDUSTRIES INCONNUES. ï, La loueuse de voilures à bras et sa remise. — Le fabricant d'asticots 5 IT. Un mot sur les artistes populaires. — La cuiseuse de légume?. — Un rentier à cinq francs de capital. — Le Tzigan musicien. 21 III. L'Arlequin. — L'employé aux yeux de bouil- lon. — Les loueurs de viande. — Le peintre de pattes de dindons. — Le boulanger en vieux, elc Li IV. Le marchand de feu. — Les bricoleurs. — Les réveillcurs. — L'ange gardien. — Le favori de la déesse. —Les contre-marques judiciaires 62 V. Correspondances. — Les fêtes et foires. — Les jeux. Le 90. — Le lapin immortel. Le pâtissier ambulant ...... 86 2i2 — 342 — VI, Le ptre putatif. — Les vieux rubans. — L'alelier des écloppées, — Le berger en ciiambre. — Un (teraier mol surles anges gardiens » . • • 103 VII. La fabrique de café à deux sous la tasse. — Manufacture de pipes culoUées. — Le de* vineur de rébus. — L'éleveuse de fourmis. — L'exterminateur de chats. — Le fabii- cant de crêtes de coq. — Le pêcheur de buissons. — La loueuse de sangsues. — Les souris blanches el les rats blancs. . . 125 VIII. Le professeur d'oiseaux. — La bouillie pour les chats. - La famille Mcurt-de- Soif. — La mère Moskow. — Les ribouis et les dix-huit. — La zesteuse. — Un der- nier mot sur le berger en chambre. — Le fabricant d'os de jambonneaux. — Le mar- chand de fumée. — Allumettes chimiques deuxième qualité. — Le canardier. — Lt fabricant de Codes. — Un poëte lyrique vivant de son état . 149 LA CHILDEBERT 172 LES OISEAUX DE NUIT 201 LA VILLA DES CHIFFONNIERS 217 VOYAGE DE DÉCOUVERTE DU BOUI FVARD A LA COURT ILLE PAR LE FAUBOURG DU TEMPLE 233 — 343 - I. Le bal Chicard 271 II. Milord l'Arsouille (lord S...) 286 PARIS INCONNU 303 1. La villa des chiffonniers 305 2. La mère Marré. . . . , C08 3. Le père Moscou 311 à. Tf.pis-francs 3:6 5. L'aristocratie de la cLiffe 318 6. Le général 322 7. La pénitence 327 8. L'absolution . . , 329 9. ProbiLé des chiffonniers 331 10. Monsieur Bastien. Son école. 335 PARIS. — IMP. BLOT ET FILS AI^B, ROE BLBDB, 1. l.l;ys 4 351 .0 Bibliothèque iversité d'Ottawa Echéonce The Library University of Ottawa Date due ioi 0M m^ ■■^l'82 a39003 0022 1 5^431 b CE DC C715 .PÇ6 1875 CCC PRIV/iT C»ANG ACC# 1C71933 PARIS /NECC liilJlilll coll' row module shelf box pos c 333 04 03 10 17 02 0 m i'Mh ^mm: '; H i?^\ m 1111 m m' i mi